
Une lumière perce le ciel grisâtre. Une odeur légèrement iodée embaume l’air frais. Marie Richaud s’enfonce dans les ribines, ces petites routes qui traversent l’île et qu’elle connaît comme sa poche. Chaque jour, elle parcourt de nombreux kilomètres pour s’occuper de ses 50 vaches jersiaises éparpillées aux quatre coins de l’île.
Il y a quatre ans, Marie et Thomas étaient encore installés dans leur ferme à Châteaudouble, dans la Drôme. Le couple, qui a « toujours aimé la Bretagne », n’avait jamais encore mis les pieds sur l’île. C’est un reportage de l’émission Thalassa, sur France 3, consacré à Ouessant qui les a séduits. Puis, l’appel de la vie insulaire s’est fait plus pressant lorsque Thomas est tombé sur une annonce : « Mairie d’Ouessant cherche éleveur laitier. » « Il m’a envoyé le lien sur mon téléphone, se souvient Marie. Je lui ai dit : “Stop, ça me fait trop rêver.” » L’annonce proposait un poste au large du Finistère. Ouessant, 800 habitants, 18,5 km de long sur 8 balayés par les vents et les tempêtes. Un bourg avec une épicerie, une presse, un bar-tabac et quelques cafés-restaurants, de quoi séduire bon nombre de « doux rêveurs », assure Dominique Moigne, adjointe au maire chargée de l’environnement, à l’origine de cet appel à candidature et en quête de profils sérieux.

Une certaine autonomie alimentaire
A ce moment-là, l’île se noyait sous les ronces, les prunelliers et les fougères. Dominique Moigne, qui avait passé tous ses étés chez son arrière-grand-mère avant de s’ installer ici comme pharmacienne, il y a une trentaine d’années, voyait la terre se détériorer. Alors, elle a voulu retrousser ses manches. Comme son mari, ingénieur agronome, l’avait fait dans les années 1980 à la demande du parc naturel régional d’Armorique. Sauf qu’à l’époque, c’était encore trop tôt, « les gens n’étaient pas prêts. Il n’y avait pas de réel besoin ou d’intérêt particulier pour le bio », analyse-t-elle aujourd’hui.
Ce rendez-vous manqué reste gravé dans les mémoires comme un échec. Et la singularité de l’île, fragmentée en centaines de petites parcelles héritées en indivision, n’aide pas. Les Ouessantins, trop âgés pour entretenir leurs lopins de terre, sont réticents à l’idée de les prêter à d’autres. « Les habitants – et en particulier les femmes, très attachées à leur terre – avaient peur d’en être dépossédés. » Alors Dominique les rassure avec les cadastres et les convainc que seule l’agriculture peut offrir un défrichage durable de l’île, garantir une certaine autonomie alimentaire et créer de l’emploi.
« J’ai eu le sentiment d’avoir trouvé
mon point d’ancrage, même si je savais que
tout ne serait pas rose… »


Premier à avoir répondu à cet appel de la mairie en 2019, Vincent Pichon. Cet ancien marin pêcheur de 54 ans reconverti en maraîcher cultive depuis déjà trois ans les terres de Molène, l’île voisine. Il s’est même vu décerner le Trophée de la Réserve de biosphère, en 2018, remis par un jury du parc naturel régional d’Armorique, pour avoir réhabilité d’anciennes parcelles agricoles et des murets en pierres sèches qui protègent les cultures du vent. Lorsqu’il arrive à Ouessant, il installe 900 m2 de serres à deux pas du bourg et il y cultive une farandole de fruits et de légumes qui sortent de terre à la belle saison : tomates, radis, courgettes, fraises…
Puis Marie et Thomas Richaud, 40 ans tous les deux, débarquent en juillet 2020. Ils prétextent un week-end en amoureux pour venir faire du repérage. « J’ai eu le sentiment d’avoir trouvé mon point d’ancrage. Même si je savais que tout ne serait pas rose, il fallait que l’on candidate pour ne rien regretter », se souvient Marie Richaud, entourée de ses vaches alors qu’elle déroule une botte de foin. La mairie d’Ouessant leur fait construire deux hangars, un pour le matériel, l’autre pour le laboratoire de transformation. Quelques mois plus tard, ils déménagent avec leurs trois fils et leurs dizaines de vaches. Les enfants rejoignent les bancs de l’école Jacques-Burel et du collège des îles du Ponant. Leurs 50 jersiaises, elles, découvrent la vie en plein air imposée par la loi littorale.



Confort de vie
Forcément, il a fallu s’adapter, s’accrocher aussi parfois et jongler avec les imprévus. « Nous anticipons, avons tout en double, parce que, si notre matériel tombe en panne… c’est compliqué », explique l’éleveuse. Thomas se déplace avec sa salle de traite mobile. Marie, elle, transforme le lait en tomme, yaourt, beurre ou crème, qu’elle vend ensuite au marché. « La première année, c’était dur. La deuxième, c’était mieux, nous avons gagné 6 000 euros à deux, et la troisième, nous nous sommes versé l’équivalent d’un SMIC chacun. » Ils aimeraient atteindre les 2 000 euros par mois. En attendant, ils profitent de s’être « retrouvés » et d’avoir gagné en confort de vie. « Ici les gens trouvent que l’on travaille énormément, mais comparé à la Drôme, où nous avions 200 bêtes à gérer, dont 80 vaches laitières, ce n’est rien ! »
Marie et Thomas partagent les deux hangars avec Charlène Créac’h, 29 ans, native du pays. Après un BTS négociation relation client et des emplois de serveuse, Charlène se reconvertit en 2020 pour lancer ici la première bergerie professionnelle. Au bord des routes, à l’abri d’un mur en pierre sèche ou au pied du Créac’h, le phare noir et blanc symbole de l’île, ses 55 manechs à tête rousse offrent un spectacle de carte postale, mais aussi yaourts et fromages. Ses produits frais sont vendus principalement ici, comme ceux du couple de Drômois ou de l’ancien marin pêcheur. « Le but, ce n’est pas d’exporter sur le continent un fromage estampillé Ouessant, mais de nourrir les habitants », insiste Denis Palluel, le maire de l’île. Les touristes en profitent aussi.
« Le but, ce n’est pas d’exporter sur le continent
un fromage estampillé Ouessant,
mais de nourrir les habitants »
Au comptoir du bar-boulangerie de l’île, Inès Orlach, 29 ans, serveuse, s’étonne d’avoir « redécouvert le goût des vrais yaourts ». Comme elle, de nombreux habitants, commerçants et autres restaurateurs, privilégient désormais les produits de leur terre. « Au moins, on sait d’où ils viennent, et le marché apporte de la vie dans la cour de l’école privée Sainte-Anne (fermée depuis 2015, faute d’effectif, ndlr) », lâche « Manu » au volant de la navette ouessantine. Et puis, rapporte-t-elle, les plus âgés de l’île sont ravis, « ils ont retrouvé le goût du beurre d’avant ».