Hormis le brassage d’air des ventilateurs accrochés au plafond, aucun bruit ne filtre. Dans ce silence, une quarantaine d’hommes, assis à même le sol ou sur un petit coussin, jambe repliée, se penchent sur des pans de robes en coton tendus sur de grands cadres en bois. Une main sur le métier à broder, l’autre dessous, chaque brodeur utilise la technique Aari, du nom du crochet acéré pour piquer le tissu. Sa fine aiguille dotée d’un long manche en bois permet d’attraper le fil par en dessous. C’est là la particularité et la complexité de ce savoir ancestral qui se pratique à l’aveugle. Le geste exige une grande dextérité et la maîtrise d’une sorte de twist entre le pouce et l’index pour faire tourner le crochet et récupérer le fil. Un petit mouvement subtil, mais capital.


2. Les artisans travaillent assis devant de grands cadres en bois sur lesquels sont tendues les pièces à broder. – ©Ali Monis Naqvi
Dans cette région du Bengale, située à l’est de l’Inde, la plupart des habitants connaissent et pratiquent l’Aari depuis leur plus jeune âge. Ce savoir-faire se transmet par les hommes de confession musulmane. C’est leur source de revenus, tandis que les femmes s’occupent du foyer. Lucie Bourreau, propriétaire de l’atelier et cofondatrice avec son époux Bapan Dutta de la marque Mii (Made in India), est tombée en admiration devant cette technique il y a quinze ans. « Elle est moderne. Le travail de l’aiguille est tellement rapide qu’il permet de visualiser en temps réel ce qu’on a dessiné. Un peu comme au pinceau. »
« Porter à Paris une grande fleur brodée déclenche forcément des réactions. On n’est pas loin d’un instant politique »
Le crochet Aari devient le point de départ de leur histoire et de leur engagement envers l’artisanat indien. En dix ans, ils créent la marque Mii, puis cet atelier construit selon les principes de l’architecture bioclimatique à Pandua, en Bengale-Occidental. En pleine campagne, afin de ne pas déraciner les artisans pour une ville saturée et polluée. Ce lieu leur assure de travailler en direct, de maîtriser toute la chaîne de production aussi. Tout est là, 3 200 m2 répartis sur quatre niveaux. Teinture et lavage au sous-sol, accueil au rez-de-chaussée, sérigraphie textile et au bloc de bois (dit «block print») à la main au premier étage, broderie, coupe et couture au second. Deux collections par an sortent de l’atelier. Des vestes, des pantalons, des robes, des jupes… porteurs de joie et de poésie. Des pièces aux teintes explosives qui brassent imprimés, tissages inédits, fleurs géantes brodées au point Aari et des coupes occidentales. Lucie en est convaincue, « que l’on aime ou pas, porter à Paris une grande fleur brodée déclenche forcément des réactions. On n’est pas loin d’un instant politique ».


2. Chacun dispose de son propre nécessaire – ©Mii
Lucie Bourreau et Bapan Dutta permettent à leurs employés de travailler toute l’année. Mais ils ne comptent pas s’arrêter là. Envisageant le savoir comme un outil d’émancipation, ils ont mis en place des ateliers de formation à la broderie Aari pour les femmes. Une révolution qui se passe en douceur et dans une confiance mutuelle, tant le lien entre les artisans et le duo d’entrepreneurs est profond et durable. Et Lucie le reconnaît : « Sans la broderie Aari, notre entreprise n’aurait pas vu le jour. » Quand on songe qu’au départ il n’y a qu’un fil et une aiguille…
Site web : miicollection.com
Photos d’ouverture : Mélina Machenaud





