Les mains sont alertes sur l’ouvrage. Avec l’assurance de celle qui connaît son art aussi bien qu’elle respire, Orsola de Castro crochète un nœud après l’autre. Dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, l’activiste, figure de la mode éthique, explique face caméra à quel point le travail de l’aiguille à crochet représente une forme de résistance. « Quand je sens que les choses glissent, faire des nœuds m’aide », explique-t-elle. Appris lorsqu’elle avait 6 ans auprès de sa grand-mère italienne, le crochet nettoie ses pensées négatives, un nœud après l’autre. En quelques secondes, aiguille en main, la cofondatrice du mouvement Fashion Revolution – lancé en 2013 à la suite de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh (dans lequel ont péri 1 127 travailleurs du textile) – rappelle à quel point revenir au travail manuel permet de se recentrer, de laisser le flux de pensées courir.
« Chaque tâche répétitive de la main, qui permet de s’évader de sa vie, donne l’occasion de réfléchir. »
« Ce n’est pas facile d’être le témoin de choses qui vont à l’encontre de ce que l’on pense… Alors regardez-les, tous ces points les uns à côté des autres… ils se donnent de la force. » Et ils lui en donnent. « Cela m’apaise », confesse-t-elle lorsqu’on l’interroge à propos de sa pratique. Et si le crochet a ses faveurs parce que c’est avec lui qu’elle a commencé sa carrière – sa marque d’upcycling From Somewhere (fermée en 2014) est née de la réparation d’un pull abîmé grâce à cet outil –, elle considère que tout travail d’art appliqué, comme le tricot ou la couture, procure la même sensation : « Chaque tâche répétitive de la main, qui permet de s’évader de sa vie, donne l’occasion de réfléchir. » Qu’importe son projet, elle peut même n’en avoir aucun : « Je peux me lever un matin et avoir une idée précise, ou simplement attraper mes aiguilles et voir où cela m’emmène. »
Mais n’allez pas imaginer que c’est naturel. « C’est une pratique gratifiante, qui apporte autant à mes mains qu’à mon esprit, mais cela m’est très difficile de compter et de me souvenir des nombres », explique-t-elle. Et que l’on n’aille pas la complimenter ou la qualifier de méritante à ce sujet, car elle a tôt fait de rappeler l’universalité de cette activité ancestrale pratiquée par les femmes, qui toutes y trouvent une forme de méditation dans l’intimité de leur foyer. « Toutes celles qui pratiquent le tricot, le crochet ou la couture ont des pensées intéressantes, elles n’en ont tout simplement jamais parlé ou été publiées », souligne-t-elle.
Alors pourquoi partager celle-ci maintenant ? « 2024 a été l’année du recul. D’une part, toutes les promesses faites lors de glossy conférences par des chefs qui se congratulent à grands coups de tapes dans le dos ont été brisées ou non tenues. D’autre part, nous nous dirigeons vers une législation qui ne sera pas assez robuste… » Déprimant ? Sans aucun doute. « Mais rien ne changera tant que ce milieu sera dirigé de façon pyramidale par un groupe de personnes qui ne pensent qu’à s’enrichir et qui tuent l’artisanat qu’ils pensent vendre », explique-t-elle. De citer en exemple l’ourlet mal fini et complètement tordu de cette jupe vue en Asie dans la vitrine d’une grande maison de luxe.
« La mode a perdu son cœur. »
« C’est choquant. Mais de la même manière que le luxe vend de la viscose [matière chimique élaborée à partir de cellulose de végétaux, ndlr] en essayant de nous faire croire qu’il n’y a aucun problème. Pareil pour le polyester, ça ne sera jamais une matière précieuse. La mode est devenue un business comme n’importe quel autre, elle a perdu son cœur », assène celle qui partage désormais son temps entre l’accompagnement de créateurs vers le mieux et l’écriture. Où peut-on retrouver ce fameux cœur ? « Là où il bat encore, auprès de gens créatifs qui ne pensent pas forcément à leur bien-être ou à leur profit, mais à celui de ceux qu’ils vont rencontrer sur leur chemin. C’est là où la mode est bien réalisée. »
Une issue positive est donc possible ? « Oui, plus on se dirige vers la violence et le mépris, plus une proposition alternative à ce système, qui traumatise autant les ressources que les gens, émerge. Et ce changement émane autant des jeunes que des anciennes générations (comme la mienne) qui ne vont porter ni Zara, ni Balenciaga, encore moins Shein, mais des vêtements en accord avec leur taille et leurs principes. » Et quand le stress monte, on reprend les aiguilles.





