Le travail d’un créateur de mode n’a de sens qu’en se confrontant aux problèmes et difficultés modernes. Cette philosophie, le designer japonais Yusuke Takahashi l’a mûrie patiemment aux côtés d’Issey Miyake, l’adepte du plissage, des superpositions et des matériaux innovants. Et l’a concrétisé en créant en 2020, en pleine pandémie de Covid-19, CFCL. Un acronyme sibyllin pour Clothes For Contemporary Life (des vêtements pour une vie contemporaine) qui signe la transparence de la marque de prêt-à-porter. Car, au-delà d’un look, CFCL invente une mode issue d’un nouveau processus de production quasiment sans déchet, reposant sur une technique de tricot en 3D par ordinateur. Une mode qui collabore avec les communautés locales. Ses initiatives lui ont valu la fameuse certification « B Corp », qui distingue les entreprises agissant dans l’intérêt général. Pas mal pour une entreprise aussi jeune. D’autant qu’elles sont peu dans l’industrie textile à avoir décroché ce Graal, et encore moins au niveau auquel prétend CFCL. Le label nippon a obtenu une note de 128 points, plus que Chloé (85,2) et Veja (84,2).
En proposant des produits essentiels faciles à porter et à entretenir, qui varient peu à chaque collection, Yusuke Takahashi offre une solution inédite. Il combine programmation 3D autour du tricot, sophistication, durabilité et confort. Et revient à ce qui fait l’essence du métier de designer : trouver des solutions à des problématiques sociétales.



2. Mini-sac et céramique issus d’une collaboration avec l’artiste céramiste japonais Takuro Kuwata.
© CFCL Inc.
Beau magazine : Quel a été l’élément déclencheur pour développer votre marque CFCL ?
Yusuke Takahashi : Avec la naissance de ma fille, il y a quatre ans, j’ai ressenti le poids des générations. J’ai réalisé que ma vie ne représente qu’un point insignifiant sur l’échelle du temps, et que mon rôle s’inscrit modestement dans la transmission des savoir-faire, des pensées, d’un environnement hérité du passé. Et puis, la pandémie a poussé les acheteurs et les consommateurs à réfléchir à la question du sens de la mode et des vêtements. A la suite de cela, ils voulaient des marques avec de nouvelles valeurs. J’ai lancé CFCL dont le but est de créer, en utilisant des techniques de tricots, des vêtements qui ont socialement du sens, qui n’existent pas encore dans ce monde.
BM : Qu’ont-ils de particulier ?
YT : Confortables et faciles d’usage, ils sont fonctionnels, la plupart lavables en machine, sèchent facilement et ne se repassent pas ! Nous publions le ACV [cycle de vie, ndlr] de chacun, et nous communiquons les matériaux utilisés au cours de la production, avec plus de 76 % certifiés GRS (Global Recycled Standard). Nous essayons de créer un vêtement sophistiqué et conscient qui peut couvrir toutes les occasions – du matin, quand vous allez poser les enfants à l’école, au drink du soir, en passant par un meeting au bureau – d’une personne urbaine et consciente.
BM : Il y a des similarités entre CFCL et Issey Miyake…
YT : Oui. C’est naturel, j’ai travaillé pour Issey Miyake pendant dix ans, j’étais designer de la ligne homme. J’aime sa vision selon laquelle les vêtements doivent être porteurs de sens, sans lien avec l’esthétique personnelle du designer. Je crois d’ailleurs que ce qu’on appelle la continuité vient à la fois de l’héritage, du contexte, mais également de la culture et des traditions.
Par exemple, l’industrie de l’architecture japonaise s’est construite sur les travaux similaires à bien des égards de nombreux architectes, comme Kunio Maekawa, qui a œuvré dans l’atelier de Le Corbusier, le père de l’architecture moderne. Ou Kenzô Tange [une des figures de proue de l’architecture internationale d’après-guerre, ndlr], qui a été l’élève de Kunio Maekawa, avant de devenir à son tour indépendant après son retour au Japon. L’industrie de la mode a une histoire plus récente, mais j’espère que la même chose va se produire.


2. Collection Volume 1.
© CFCL Inc.
« NOTRE TRAVAIL EST DE SURMONTER LES PROBLÉMATIQUES SOCIALES »
BM : Vous êtes autant passionné d’architecture que de mode ?
YT : Enfant, je me rêvais architecte, comme mon grand-père. Puis, au lycée, j’ai été obsédé par l’idée d’être à la mode. Je me souviens de ma mère, journaliste de mode, me parlant déjà d’Issey Miyake. J’ai fini par me lancer dans des études en design textile en pensant pouvoir combiner mode et design. A la fac, j’ai développé une passion pour les fauteuils de designers et la « Honey-Pop Armchair » de Tokujin Yoshioka en particulier. J’ai appris qu’il avait travaillé au Miyake Design Studio, je me suis dit que, si j’y allais également, je pourrais peut-être devenir designer d’intérieur ou produit.
Mais c’est en étudiant à l’étranger que j’ai pris conscience de mon identité japonaise. Rejoindre Issey Miyake est devenu une évidence. Plus tard, j’ai remporté le Soen Awards, un tremplin pour les jeunes designers japonais, et j’ai décroché un poste au sein du Miyake Design Studio. En réalité, plutôt que de devenir designer de mode, j’ai toujours eu une envie très forte de travailler avec Issey Miyake [qui est décédé en 2022]. Pour être honnête, même encore aujourd’hui, je ne sais pas trop ce que c’est qu’un créateur de mode.
BM : Quelle est la fonction du design ?
YT : Ces dernières années, beaucoup de choses ont affecté la vie des gens : l’évolution de l’IA [intelligence artificielle, ndlr], la conscience des urgences environnementales, la mise en place du télétravail, la diversification de nos alimentations, les pandémies, guerres, inflations. Le travail des designers de mode n’a de sens que s’il aide à surmonter des problématiques sociales
BM : La combinaison des anciennes techniques aux nouvelles technologies peut aider l’industrie de la mode à s’améliorer ?
YT : C’est par l’accumulation de petites mises à jour d’anciennes techniques, réalisées par nos ancêtres, qu’on obtient les nouvelles technologies. Une technologie qui n’est pas utilisée continuellement devient vite obsolète. Nous devons donc poursuivre cet effort d’actualisation. Grâce à de vieilles compagnies japonaises, qui ont été capables de renouveler leurs technologies, CFCL peut aujourd’hui produire ses vêtements. Par exemple 70 % de nos matières premières sont en polyester recyclé Teijin Frontier [un groupe industriel textile japonais, ndlr]. Lancée en 1995, cette technologie, qui existe en réalité depuis 1918, a mis sept ans de plus avant de pouvoir proposer une qualité de fil aussi valable que celle du polyester vierge, et ce dans une grande variété. C’est en étant partenaire de ces entreprises qu’on peut construire des relations fortes et accélérer les développements.
« C’est grâce aux techniques ancestrales qu’on obtient les meilleures technologies »
BM : Comment le tricot en 3D peut aider une marque à devenir plus durable ?
YT : Le procédé favorise une chaîne d’approvisionnement plus courte et une production plus flexible, parce qu’il n’y a pas d’intermédiaire. A l’avenir, des pièces basiques pourront être personnalisées par chaque consommateur, cela permettrait de réduire le risque de stocks excédentaires.
BM : Vous avez défilé pour la première fois à Paris début 2023. Défiler a toujours du sens ?
YT : C’est un format qui contribue à défendre une vision claire et dont les retombées médiatiques permettent d’accéder à un marché global. Toutefois, l’élégance ne se définit plus uniquement par un look. Il est essentiel de proposer des produits responsables. Et ce message peut difficilement passer dans le seul exercice du défilé.
Instagram : @cfcl_official Site web : cfcl.jp





