« LA RICHESSE EXCESSIVE EST UN RISQUE POUR LA DÉMOCRATIE »

La jeune Autrichienne a fait la une des journaux en annonçant qu’elle distribuait sa fortune de riche héritière dans un souci de répartition. Pour elle, il est dangereux que tant d’argent puisse se retrouver entre les mains de petits groupes de personnes. Sa réflexion politique touche aussi à l’éthique et à la philosophie : jusqu’où peut-on avoir trop ?
Le 03/07/2025
Interview par Antoine Guiral
Photographie par Tamara Eckhardt
La jeune Autrichienne a fait la une des journaux en annonçant qu’elle distribuait sa fortune de riche héritière dans un souci de répartition. Pour elle, il est dangereux que tant d’argent puisse se retrouver entre les mains de petits groupes de personnes. Sa réflexion politique touche aussi à l’éthique et à la philosophie : jusqu’où peut-on avoir trop ?

Antoine Guiral : En janvier, vous manifestiez au Forum de Davos aux côtés de l’ONG Oxfam. Selon elle, la fortune des milliardaires s’est envolée l’an dernier de 2 000 milliards de dollars, soit trois fois plus qu’en 2023. Des milliardaires qui sont désormais au pouvoir avec Donald Trump. Comment demeurer optimiste et croire en plus d’équité dans la répartition des richesses ?

Marlene Engelhorn : Aller à ce grand raout économique où les riches de toute la planète dissertent sur leur vision du monde pour avoir toujours plus et payer toujours moins, c’est montrer que rien n’est inéluctable. La richesse extrême menace la démocratie au profit d’une oligarchie et déséquilibre nos sociétés. Mais cette année, 370 millionnaires de 22 pays ont signé une lettre ouverte («We must draw the line ») pour dire : écoutez, ça suffit, il faut nous taxer, un point c’est tout.

AG : Est-ce une prise de conscience qui se répand ?

ME : A Davos, il n’y a pas de discussions officielles possibles avec les dirigeants politiques. Ils ne sont pas là pour m’écouter, mais pour entendre le lobbying des grandes entreprises et des super-riches qui les détiennent. Aujourd’hui, le dialogue passe par d’autres canaux. Les citoyens comprennent que l’on peut désormais acheter nos systèmes politiques et juridiques, qu’ils risquent de ne plus avoir accès à des médias indépendants et équitables… Et beaucoup de gens souffrent profondément du fait qu’on ne taxe pas assez le capital, mais qu’on impose – comme si c’était la chose la plus normale du monde – le travail et la consommation. Partout en Europe et dans le monde, des groupes de citoyens, mais aussi certains super-riches inquiets pour la démocratie, réfléchissent et proposent des solutions pour mieux répartir les richesses et taxer les patrimoines insensés. Ce mouvement qui s’est enclenché ne s’arrêtera pas.

AG : Qu’est-ce qui vous rend si confiante ?

ME : Je fais l’analogie avec le droit des femmes. Durant des décennies, ce n’était pas l’idée des hommes de leur donner le droit de vote, ni de leur donner des droits en général. C’était l’idée de femmes. Mais aujourd’hui, dans nos démocraties, la possibilité de voter pour les femmes est une évidence pour tous les hommes… L’iniquité dans la répartition des richesses a pris de telles proportions et représente une telle aberration que l’on regardera cela un jour en se demandant comment on a pu l’accepter ainsi.

AG : Est-ce pour donner l’exemple que vous avez fait redistribuer, par un conseil de citoyens auquel vous ne participiez pas, les 25 millions d’euros hérités de votre grand-mère ?

ME : Je n’ai jamais travaillé pour percevoir une telle somme. Etre riche n’est pas une fatalité. Je suis née riche, mais je ne suis pas obligée de mourir riche. Ce n’est pas la naissance, et donc la structure familiale qui doit déterminer comment l’argent circule. Cela relève d’une discussion publique et démocratique, de choix éclairés. Si je peux, sans travailler, avoir la vie que très peu de personnes parviennent à obtenir grâce à un travail acharné, c’est une injustice manifeste extrêmement facile à admettre.

« La philanthropie, c’est le cache-sexe
des riches. Ils savent qu’avoir trop
est injuste, mais se sentent supérieurs
aux autres »

— Marlene Engelhorn

AG : A vous entendre, cela paraît assez simple de ne pas s’accrocher à sa fortune…

ME : Je crois que j’ai eu beaucoup de chance dans mes rencontres avec des amis, des profs aussi, quand j’étais encore au lycée français de Vienne, qui ont été vraiment patients avec moi quand je répétais les mythes et les idées ridicules que ma classe sociale se raconte sur la fortune. Et puis, très vite, j’ai essayé d’être conséquente avec ce que j’ai compris : si je crois dans la démocratie, dans le nécessaire partage des ressources, alors je dois passer à l’action concrètement. Questionner sa fortune, son origine, son utilité future est un vrai cheminement. Je me suis sentie obligée de la redistribuer, car j’ai compris que c’est de la société tout entière qu’elle provient.

AG : Avez-vous inspiré beaucoup d’autres héritiers ou de millionnaires ?

ME : Honnêtement, il ne faut pas attendre qu’il y ait tant de riches pris d’une épiphanie en se disant : « Ah ben tiens ! La démocratie, c’est pas mal quand même… Et si on partageait ?… » Aujourd’hui, l’argent leur permet de décider comment ils préfèrent façonner le monde. Je ne crois pas que les millionnaires et les milliardaires lâchent leur immense pouvoir d’influence lié à l’argent. Mais il faut le leur prendre et le rendre à la société. Il faut le redémocratiser, le resocialiser.

AG : Qui serait légitime pour cela ?

ME : Je préférerais que ce soit l’Etat qui s’en charge. C’est son rôle. Parce que l’Etat, c’est qui ? Ce sont les profs, la police, la justice, les routes, les trains, les hôpitaux… c’est tout ça et plus encore… Le bien commun. Mais en Autriche, par exemple, il n’y a aucun impôt sur les successions et le patrimoine, zéro ! Pas d’impôt sur la fortune non plus.

AG : C’est la raison pour laquelle certains redistribuent en toute discrétion ?

ME : Pour l’immense majorité des gens, le travail n’assure pas la richesse, contrairement à la transmission héréditaire. J’en connais beaucoup qui sont héritiers de larges patrimoines, qui font leurs projets de redistribution, qui essaient aussi de créer des processus aussi démocratiques que possible. Mais la plupart d’entre eux ne veulent pas être transparents et rendre public ce qu’ils font. Je trouve cela dommage, je dois pourtant respecter les choix des autres – ce n’est pas à moi de dire si c’est juste ou non. En revanche, je crois que, si l’on veut être inspirant dans ce domaine, il faut le faire publiquement et s’ouvrir à la critique.

AG : Vous auriez pu opter, comme tant de super-riches, pour la philanthropie.

ME : La philanthropie, ce sont des gens qui veulent décider seuls qui est digne de recevoir ou pas leur patrimoine, leur argent, leur petite distribution. C’est le cache-sexe des riches. Une manière de s’assurer d’un statut de bienfaiteur et de légitimer leur fortune à peu de frais. Ils savent qu’avoir trop est injuste, se sentant cependant supérieurs aux autres. Ils sont parfois parés de bonnes intentions, mais ne veulent surtout pas qu’on oublie leur générosité affichée à l’entrée d’une salle de musée ou de l’opéra… Mais ce qu’ils veulent surtout qu’on oublie, c’est que leur trop faible niveau d’imposition a précisément empêché le financement de ces installations par les pouvoirs publics !

« La fortune privée dont les riches
jouissent est liée à la précarité
et à la pauvreté collectives.
C’est profondément antisocial »

— Marlene Engelhorn

AG : Dans votre livre, L’Argent, vous parlez de la « richesse excessive ». A partir de quel seuil devient-on trop riche ?

ME : Il existe des seuils de pauvreté, mais pas de seuil de richesse excessive. C’est incroyable, non ? Des scientifiques et des ONG travaillent dessus. Il faut un seuil aussi pour la richesse et se demander à quel moment on a atteint un point où ce n’est plus le confort financier qui est en jeu, mais celui du pouvoir que procure le fait d’avoir trop d’argent. Voulons-nous rompre avec le système féodal et l’ordre divin ou continuer à diviser la société ? On touche là à des questions éthiques, philosophiques, et surtout politiques.

AG : Vous évoquez le pouvoir des riches qui s’apparente à un « système féodal ». Pourquoi une telle comparaison ?

ME : Les riches sont en sécession avec le reste de la société. La fortune privée dont ils jouissent est structurellement liée à la précarité et à la pauvreté collectives. C’est profondément antisocial. Le monde des autres – et on parle de celui de plus de 99 % de la population – leur est étranger ; il n’existe pas. Quand l’argent est là, il ne fait que grossir et se multiplier. L’excès de richesse et sa transmission dynastique injuste n’ont rien à voir avec une société démocratique dans laquelle personne ne devrait être ni trop riche, ni trop pauvre. Car ni l’un ni l’autre ne sont mérités.

AG : Comment avez-vous personnellement ressenti les privilèges d’être née très riche ?

ME : En 1865, Friedrich Engelhorn, mon ancêtre, fonde BASF et la revend pour créer Boehringer Mannheim. Depuis, l’argent a façonné ma famille. Avec une loi tacite du silence. Avoir de l’argent, recevoir une fortune, un héritage, ne se discute pas. L’argent est là, toujours, massif. C’est une dimension presque religieuse. Il doit en être ainsi parce qu’il ne peut et ne doit pas en être autrement. Dans ce monde-là, hériter ne nécessite pas que quelqu’un meure, c’est juste un code pour évoquer l’arrivée d’encore plus d’argent qui va tomber dans ma poche sans être taxé. Ma vision du monde était déformée par le silence entourant cet argent familial.

« Beaucoup de personnes très riches
s’isolent dans une bulle dans laquelle
ne gravitent que d’autres personnes
sur la même longueur d’onde »

— Marlene Engelhorn

AG : C’est angoissant pour certains d’avoir beaucoup d’argent ?

ME : Lorsqu’on évoque le sujet de l’argent avec des personnes trop riches, je ressens chez elles la peur d’être réduites à leur énorme compte en banque. Et plus cette peur est forte, plus ces gens ont tendance à se réduire à leur argent qui rend névrotique. Tout est si caricatural : les pauvres sont rabaissés, stigmatisés et l’objet d’une compassion pleine de pathos ; les riches, eux, sont surestimés, méprisés, glorifiés et idéalisés. Les uns comme les autres sont réduits à leur portefeuille, trop plein ou trop vide. L’argent, soit tu en as beaucoup et tu te demandes quoi en faire, soit tu n’en as pas et tu dois te démener pour en trouver.

AG : Est-il facile de questionner l’argent et sa fortune ?

ME : Mes amis et moi ne savions pas comment échanger sur ce sujet. Qui commence et comment ? Que dit-on et que faut-il dire de son immense fortune et de son origine ? La mienne a traversé la Seconde guerre mondiale en Allemagne et en Autriche… Beaucoup de personnes très riches s’isolent dans une bulle dans laquelle ne gravitent que d’autres personnes sur la même longueur d’onde, c’est-à-dire leurs semblables et ceux qu’elles emploient.

AG : De quoi rêvez-vous dans ce monde où la richesse procure tout et est survalorisée ?

ME : J’aimerais que des magazines comme Forbes, qui publient tous les ans la liste des plus grandes fortunes, préfèrent valoriser la liste des plus grands contribuables du monde. Des gens qui diraient : « Oui, on est superfiers de payer un impôt juste pour contribuer au bien commun et voir tout ce qu’on peut faire avec. » Imaginez… un monde où le marqueur du succès ne serait plus la fortune, ce serait génial, non ?

AG : Qu’est-ce qui vous fait du bien et comment envisagez-vous de vivre maintenant que vous vous êtes délestée de vos millions ?

ME : Je mesure la chance que j’ai de partager des idées et des combats avec des gens remplis d’idéaux car je ne crois pas un seul instant que les super-riches vont pouvoir régler quoi que ce soit. Eux, sont en train de ruiner la planète avec leur mode de vie et leur consommation excessive de luxe. J’ai quitté cette pseudo-aristocratie néoféodale qui se croit super-cool, supercompétente et superlégitime.

AG : Vous allez donc travailler pour un salaire ?

ME : Après avoir beaucoup œuvré sans être payée dans notre association pour diffuser les idées de taxation, je suis dans la situation où je dois basculer dans un travail pour de l’argent. J’ai le projet de créer quelque chose qui est en continuation avec ce que j’ai fait jusqu’à présent mais que je peux monétiser. Et après, on verra si ça marche ou non, parce que je vais être dépendante, comme 99 % des gens, du fait de bosser pour avoir de l’argent. Sinon, je suis très impliquée dans une pièce de théâtre (toujours sur ce sujet de l’argent) qui a eu un vrai succès critique et va tourner en Autriche, en Allemagne et en Suisse.

MARLENE ENGELHORN
33 ans, est descendante et héritière
du fondateur du géant chimique BASF.
Hostile aux fondations et à la
philanthropie qui perpétuent l’influence
des super-riches, cette Autrichienne
a redistribué l’ensemble de sa fortune
(25 millions d’euros), via un conseil citoyen,
à 77 organisations qui luttent contre les
inégalités. Cofondatrice de Tax me now,
elle œuvre pour une juste répartition
des ressources et alerte sur les dangers
de la « sur-richesse ». Elle a publié un livre,
L’Argent (Massot Editions, 2024), et a monté
une pièce de théâtre à succès sur ce sujet.

ANTOINE GUIRAL
journaliste, il a passé vingt ans à Libération.
Cofondateur des Jours, il est spécialiste des
questions politiques et d’environnement.

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