C’est une épreuve personnelle qui a conduit le designer textile Tony Jouanneau à se tourner vers l’écoconception. « Un déclencheur émotionnel », précise-t-il. A l’époque, ce diplômé des Beaux-Arts d’Orléans en design produit fait ses armes dans l’univers de l’ennoblissement textile, un procédé qui regroupe toutes les étapes d’ornementation du tissu, notamment la coloration (teinture et impression) et l’apprêtage (plissage, broderie, gaufrage, etc.). Un univers de chimie assez nocif où il est exposé à des solvants, des colorants synthétiques, des résines et autres matériaux polluants. Au point qu’un jour il tombe malade. On lui diagnostique une hypothyroïdie. « Le problème de cette maladie, c’est qu’on ne sait pas bien d’où ça vient. On évoque la question des perturbateurs endocriniens sans trop savoir. Alors je me suis dit qu’il fallait que j’arrête de travailler dans ces conditions ou bien que je m’oriente vers des matières naturelles peu transformées ou dans des conditions propres », explique-t-il.
C’était il y a huit ans. Tony Jouanneau, 38 ans, démissionne, reprend des études à l’Ensci (Ecole nationale supérieure de création industrielle) et passe un master en création et technologie contemporaine. Son objectif : dresser un bilan sur sa pratique d’ennoblissement textile pour faire les choses autrement. « Je suis alors entré dans une autre phase de ma vie, je voulais trouver un moyen de faire des ponts entre la spiritualité et les nouvelles technologies. »
Sa rencontre avec le designer industriel Guillian Graves, spécialisé dans les questions liées au biomimétisme, finit de le convaincre. « Je devais puiser dans le vivant pour réorienter mon parcours. Je me suis donc inspiré du principe de la symbiose pour donner vie à mon projet Sumbiosis. » Dans le vivant, la symbiose correspond à l’association de deux organismes vivants pour servir les conditions de leur propre régénérescence. Par exemple le lichen est un organisme symbiotique qui associe une algue et un champignon. Cette symbiose leur permet de mieux se nourrir, se reproduire et se protéger contre l’environnement extérieur. « Je me suis dit que j’allais faire la même chose en unissant un traitement et un tissu, une couleur et un tissu, un process et un tissu. »
« De nos jours, on fabrique des tissus amenés à durer 50 ans, alors qu’on renouvelle l’offre de vêtements tous les 15 jours »
Aujourd’hui, le plissage sur soie au carton lui prend une grande partie de son temps. Notamment à travers la collection « Undula » développée avec la plisseuse Harumi Sugiura. Cette collection inédite combine coloration végétale, appliquée en peinture sur soie, et plissage selon une technique traditionnelle au carton. Tony Jouanneau mène plusieurs projets de recherche à la fois. Du kombucha utilisé comme cellulose imprimée sur du tissu, des motifs créés par des insectes qui dévorent de la matière organique, des microchampignons qui viennent teinter un tissu, ou encore de la broderie sur des bioplastiques… A la sortie de l’Ensci, il y a cinq ans, le designer cherche des solutions aux pollutions émises dans son univers professionnel. « Je voulais comprendre comment je pouvais les revisiter avec le vivant. J’ai donc fait une sorte de sourcing de tout ce qui existe dans le biodesign aujourd’hui, de toutes les alliances symbiotiques dans le vivant, de toutes les matières qui ont un potentiel dans le champ de la biofabrication, notamment au niveau des colorants, des bactéries, des algues, des champignons… » Un projet pharaonique.
Tony Jouanneau fourmille d’idées. Il découvre comment extraire le bleu de phycocyanine contenu dans la spiruline, cette microalgue connue pour ses propriétés nutritives, moins pour ses pigments, notamment le bleu. « En dehors de l’indigo, on ne trouve pas de bleu dans la nature. En partenariat avec la manufacture des Gobelins, j’ai découvert comment extraire à froid le bleu de la spiruline. Puis j’ai poursuivi cette recherche avec un ingénieur du Museum national d’histoire naturelle. Aujourd’hui, je sais extraire ce bleu et le fixer plus ou moins définitivement sur un tissu. Je trouve intéressant de travailler la durabilité d’une couleur. De nos jours, on fabrique des tissus amenés à durer cinquante ans, alors qu’on renouvelle l’offre de vêtements tous les quinze jours. Où est la logique ? C’est intéressant de pouvoir fixer les couleurs temporairement ou même de créer des superpositions pour en faire apparaître une nouvelle. »
Il va pourtant falloir attendre encore un peu avant que cette innovation voie le jour, question de budget. Tony Jouanneau concède ne plus avoir d’argent pour financer ce projet : « Quand on fait de la recherche, 60 % à 80 % de notre temps est employé à trouver des financements. » Et il a beau intéresser les grands groupes de luxe, peu sont prêts, pour l’instant, à investir pour de la recherche. Heureusement, encouragé par les Ateliers de Paris, où Sumbiosis a été accueilli pendant deux ans, Tony s’est mis à produire des objets. Parmi ses créations, des grands tableaux en soie d’organza plissée peints à la main avec des couleurs végétales ont été acquis par Dior pour ses boutiques à Amsterdam et en Chine, telles des œuvres d’art. La particularité de ces pièces repose sur la profondeur de leurs couleurs végétales. Elles ressortent intenses, certaines même fluorescentes. Etonnant pour des couleurs issues du vivant. « On est habitués au pastel pour les couleurs végétales, alors que j’aime venir les saturer pour montrer que le végétal peut être brillant. » Quant à ce motif d’entrelacs, il s’agit d’une répartition des substances dans l’espace. « S’assembler et se désassembler, la matière ne fait que ça dans le vivant. »
Son nouveau projet ? Explorer les potentiels de coloration de l’oursin. Cet animal marin est une énorme source de déchets et une mine d’or pour Marie Albéric, chercheuse à la Sorbonne, auteure d’une thèse sur la production pigmentaire de cette châtaigne de la mer. En attendant son développement à échelle industrielle, la Sorbonne a demandé à Sumbiosis d’explorer à la villa Kujuyama (le pendant nippon de la Villa Médicis) les résultats potentiels de l’oursin obtenus à partir des techniques traditionnelles d’ennoblissement. « Le Japon est un des plus grands consommateurs d’oursins, autant le traiter sur place. Y mener cette recherche, c’est s’inscrire dans une démarche d’écoconception en mettant en place une réciprocité entre la ressource, son milieu et les savoir-faire. »
Adresse : Atelier Sumbiosis, 20, rue Primo-Lévi, Paris 13e.
Instagram : @atelier.sumbiosis
Site internet : atelier-sumbiosis.com