Stephen King « l’horreur est humaine »

Never Flinch, le dernier roman de Stephen King, ouvre un nouveau chapitre dans l’univers de Holly Gibney, sa détective privée devenue l’une des figures les plus aimées des lecteur·ices du maître de l’horreur. Et si, au-delà de ses succès phénoménaux depuis cinquante ans (Shining, Carrie, Misery, La Ligne verte…), Stephen King était avant tout un véritable humaniste ? Un écrivain qui a tout compris de nous, humains — de nos peurs les plus enfouies à notre désir, souvent contrarié, de beauté.

Never Flinch, le dernier roman de Stephen King, ouvre un nouveau chapitre dans l’univers de…

Postulat nO 1 : on peut détester les livres qui fichent la frousse et aimer Stephen King. Postulat nO 2 : Stephen King est un sacré farceur. Postulat nO3 : car l’horreur, ce vaste domaine fictionnel où il règne sans égal et que beaucoup n’osent pas encore approcher de peur d’avoir peur, n’est en réalité pas son propos. Son truc à lui, par-delà l’angoisse qu’il met en scène et les frissons que ses ouvrages inspirent aux lectrices et lecteurs, tient à la fois de la catharsis et de la plongée dans l’un des plus grands questionnements de notre époque : la santé mentale. Comment va-t-on, au fond ? Comment fait-on pour vivre avec (ou malgré) les terreurs de l’enfance, l’injustice du monde, les abus en tous genres et les souvenirs qui jamais ne nous laissent tranquilles ? A l’inverse de ses devanciers que sont H.P. Lovecraft, Bram Stoker ou Mary Shelley, Stephen King n’a pas peuplé son univers d’extraterrestres, de créatures inhumaines ou de monstres ignobles (il y a parfois ce genre de « personnages » dans ses romans). Son royaume est plutôt celui de « l’horriblement humain » (1), et le « King » y manie une arme de super-héros : sa plume, qui découpe nos âmes en rondelles avec la précision d’un scalpel.

Quelques chiffres pour ceux qui vivraient sur la Lune : celui qui vient de fêter ses 77 ans a écrit plus de 60 romans depuis Carrie, son premier livre publié en 1974, mais aussi des dizaines de nouvelles et d’essais. Il a vendu plus de 350 millions de livres sur la planète (le nombre exact est probablement bien supérieur mais il est impossible d’en avoir une donnée actualisée, on dirait que ses maisons d’édition ont cessé de compter), et les adaptations de ses ouvrages au cinéma constituent un hit-parade critique et commercial quasi parfait. Citons Shining par Stanley Kubrick, Carrie par Brian De Palma, Dead Zone par David Cronenberg, Stand By Me et Misery par Rob Reiner, Christine par John Carpenter, Les Evadés et La Ligne verte par Frank Darabont ou Dolores Claiborne par Taylor Hackford.

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1. Photo d’école à 12 ans, en 1959. 
2. Tabitha et Stephen King et leurs enfants en 1979.
Crédits photo : Photo12/Alamy, Archivio Gbb

A la question « Mais où allez-vous chercher tout ça ? » souvent posée par ses fans et les journalistes, il répond que les histoires sont partout. Il suffit d’observer autour de soi. Puis tirer les fils, imaginer comment pourrait survenir ce qu’il appelle « la lézarde dans le miroir », ce moment où un drame secoue des vies ordinaires, et la manière dont chacun y fait face. Ainsi, une anonyme pendue au téléphone sera à l’origine de Cellulaire, un chien agressif inspirera Cujo, un séjour dans un hôtel en fin de saison servira de trame à Shining. Même si des chercheurs apparemment sérieux affirment que consommer de l’horreur en fiction peut avoir des vertus cathartiques sur pas mal de gens(2), notre époque pousse le bouchon très loin, vu la pléthore de séries, films et livres détaillant complaisamment la trajectoire de ces nouveaux « héros » que sont les tueurs en série. Interrogation : Stephen King, qui a passé sa vie à écrire des bouquins qui glacent le sang, est-il complaisant ? Ou complètement dingue ? Si la première option est à écarter, la seconde peut se discuter (les gens qui l’ont rencontré décrivent néanmoins un homme drôle, à l’écoute et exquis). Et pourtant, dit-il, « il n’y a rien dont je n’ai pas peur à un certain niveau ». Plus largement, en tant qu’humains, de quoi avons-nous peur ? « Du chaos, de l’étranger, du changement. Et c’est ça qui m’intéresse. »

Le chaos, il l’a connu enfant. Son père s’est fait la malle alors qu’il avait 2 ans, fuyant sa mère, son frère aîné et lui, ainsi qu’un tombereau de dettes. Il a longtemps gardé une haine féroce pour ce géniteur à qui il voulait « faire sauter le crâne ». A la place, il s’est mis à gribouiller des histoires puis, sitôt marié avec Tabitha, rencontrée à la fac, s’est promis à lui-même : ne jamais quitter cette femme, quoi qu’il arrive. Promesse tenue, cinquante-trois ans et trois enfants plus tard. Dans les années 1970, les hippies font la fête alors que King enchaîne les boulots : pompiste, prof, employé de blanchisserie… et papa. « Elever mes enfants était bien plus gratifiant que la culture pop. 

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Le bureau du maître de l’horreur à Bangor, dans le Maine (Etats-Unis).
Crédit photo : James Leonard, Omni Home Ideas

Je n’écoutais pas KC and the Sunshine Band, mais je connaissais mes enfants sur le bout des doigts, ainsi que la colère et l’épuisement qu’on peut parfois ressentir dans ces moments-là. » Lorsqu’il se décourage d’écrire, Tabitha veille ; c’est elle qui sort de la poubelle et lui fiche sous le nez les premières pages de Carrie, qu’il avait jetées de rage. Quand, le manuscrit accepté, il apprend qu’il recevra une avance de 400 000 dollars, il n’y croit pas. C’est un dimanche, comment remercier sa femme ? Au centre commercial du coin, la plupart des boutiques sont fermées, il erre et lui offre finalement un… sèche-cheveux. Avec Ça, Shining ou Simetierre, Stephen King devient un auteur à succès mais ne flambe pas, sinon pour la cocaïne et l’alcool, et l’addiction dure longtemps. Depuis le sevrage, Stephen et Tabitha donnent beaucoup d’argent, des millions de dollars chaque année, à des bibliothèques, des hôpitaux ou des écoles. Le couple n’a que deux maisons, dans le Maine et en Floride, quelques voitures, mais ni avion privé ni montres de luxe ou fringues de marque, le bling, ce n’est pas le fort des King.

Est-ce pour cela que Stephen King déteste Donald Trump ? Dès 2016, il balance des tweets : « Mon nouveau livre d’horreur : Il était une fois un homme du nom de Donald Trump, qui voulait être président. Et il y a des gens qui voudraient qu’il gagne… » Dans une société américaine de plus en plus fracturée, ses prises de position répétées, associées à d’autres qui lui sont chères, comme la mise en lumière de la violence faite aux femmes, l’attention à l’enfance, la lutte contre les armes à feu, la sensibilité aux minorités (personnes racisées, personnes homosexuelles, personnes handicapées), lui valent désormais le qualificatif, aussi insultant là-bas qu’ici, de « woke ».

Peu importe, ou tant mieux ! Le fait est qu’il occupe aujourd’hui une place très élevée dans la noblesse pop, peut-être même celle du King. C’est assez cocasse qu’il prenne ainsi, et sans l’avoir voulu, sa revanche sur des décennies de snobisme et de mépris de la part des élites littéraires des deux côtés de l’Atlantique : trop bavard dans ses écrits, trop flippant, pas assez branché, pas assez styliste…

« Stephen King est l’un des plus grands conteurs qui soient (… ) parce que ses histoires donnent l’impression qu’elles pourraient nous arriver à tous, n’importe quand»

 Ann Scott, romancière
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1 & 2. La maison des King, à Bangor dans le Maine.
Crédits photo : Robert F. Bukaty , AP/SIPA, Mark Peterson/Redux-Rea, Photo12/Alamy

Rien qu’en France, de nombreux écrivains le vénèrent : Nicolas Mathieu, Delphine de Vigan, Ann Scott, Camille de Peretti, Maxime Chattam… La liste est longue et les univers de ces auteurs (à l’exception de celui de Chattam) paraissent bien loin de Stephen King. Mais n’est-il pas le roi des histoires ? Prenons Ann Scott, qui s’est fait connaître avec Superstars (Flammarion) en 2000, et qui a obtenu l’an dernier le prix Renaudot pour Les Insolents. Ses romans sur le fil de la modernité la rapprocheraient plus d’un Bret Easton Ellis, et pourtant, nous dit-elle, « Stephen King est l’un des plus grands conteurs qui soient, peut-être le meilleur. Pas seulement parce que ses descriptions sont toujours fantastiquement justes, ou qu’il peut se mettre à la place de n’importe quel type de personnage – petit garçon, jeune fille, femme mariée, vieil homme, chien, etc. Mais surtout parce que, quelles que soient les histoires, il les aborde de manière tellement universelle que même la plus invraisemblable donne l’impression qu’elle pourrait nous arriver à tous, n’importe quand ». C’est peut-être cela, la clé du mystère. Et le dernier postulat. Stephen King est un honnête homme (« a decent man »), qui croît encore à quelques principes élémentaires. Le bien commun. Le respect. L’empathie, cette faculté qu’ont presque tous les humains (hormis les Ted Bundy ou Jeffrey Dahmer qui rôdent dehors) à se mettre à la place des autres. Sa manière à lui de célébrer la beauté ?

Allez, une anecdote pour la route car, promis, c’est aussi un type drôle. A un journaliste qui lui demande s’il espère aller au paradis, sa réponse est catégorique : « Je ne veux pas aller au paradis dont j’ai entendu parler quand j’étais enfant. L’idée de se prélasser sur un nuage toute la journée avec des gars qui jouent de la harpe ? Je n’ai pas envie d’écouter des harpes. Je veux du rock and roll ! 

A Paraitre : Never Flinch, Scribner, 16,57 euros 

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Ça (2017), adaptation du roman de Stephen King (1987) par Andy Muschietti.

(1) Les citations de Stephen King sont extraites d’interviews données à Esquire (2024), Rolling Stone (2014) et Paris Review (2006). Et un site français tenu par une fan experte de King : stephenkingfrance.fr

(2) « Spooky films may actually aid your mental health.
Experts reveal the psychology of Hollywood horror»,
par Matthew Rosa, Salon.com, 14/10/2023. « The psychology of gore: Why do we like graphic blood and guts in our entertainment ? »,
par Matthew Rosa, Salon.com, 24/10/2021

Photo d’ouverture : Juillet  2018, Stephen King à New York. ©Portland Press

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