Rouler sur les préjugés

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A Cochabamba, en Bolivie, les skateuses d’ImillaSkate arborent
la tenue traditionnelle indigène sur leur planche pour faire reconnaître l’identité cholita. Et militent, par la même occasion, pour les droits
des jeunes filles.

Dans les rues de Cochabamba, dans le centre de la Bolivie, le soleil point tout juste. Les vendeurs ambulants s’organisent le long de la principale avenue plantée de palmiers. Elinor et Deysi arrivent à moto, planche dans le dos, au skatepark d’Ollantay. L’un des rares ici. Situé en zone rouge, c’est-à-dire en zone dangereuse, surtout à la tombée de la nuit, le petit espace tagué est devenu le quartier général de leur collectif. Ce matin, la chaleur est déjà écrasante, mais il en faudra plus pour arrêter les ImillaSkate. Ce groupe de neuf skateuses ne compte pas laisser son entraînement hebdomadaire à cause de « quelques rayons de soleil ». 

ImillaSkate est né en 2019. Face au manque de représentation féminine dans le skateboard, les filles ont créé leur propre espace d’inclusion. Toutes en parlent comme d’un bébé qui « évolue à une vitesse folle. L’objectif premier était d’émanciper les jeunes filles en leur montrant que si, nous, nous pouvons pratiquer un sport extrême, dangereux, dit “d’homme”, alors elles peuvent toutes faire ce qu’elles désirent », raconte Elinor, les yeux brillants, pendant que ses coéquipières commencent à skater. En équilibre sur ses deux pieds au centre de la planche, Deysi dévale une rambarde. « C’est çaaa, bravo ! », l’encouragent les autres. Elinor la rejoint. La vitesse fait danser ses deux longues tresses brunes. Elle virevolte sur sa nouvelle planche à roulettes avec sa pollera bleu nuit, une lourde et épaisse jupe traditionnelle qu’elles portent toutes comme un étendard. Un hommage à leur culture et à leurs aïeules cholitas. Un style, celui des femmes indigènes de la campagne bolivienne : longues nattes, chapeaux melon et polleras plissées colorées.

« Nous sommes toutes d’ici et nous avons toutes une cholita dans notre famille. Elles nous liaient, notre identité était trouvée », explique Belen. Elles choisissent le nom Imilla, « jeune fille » en langues quechua et aymara, et adoptent l’esthétique des cholitas. Pour porter haut leurs valeurs. Car l’histoire des cholitas est faite de courage et d’effort. De chutes, de luttes et de victoires. Elle débute au XVIe siècle, quand, avec l’arrivée des colons espagnols, les Européennes importent la mode des longues jupes élégantes à jupons en dentelle. Les femmes indigènes, par choix, et parfois sous l’obligation de leurs maîtres, commencent à les porter. Sauf que, pour les humilier, le mot chula, « belle, jolie », utilisé pour décrire les nobles espagnoles, est détourné et devient chola. Une façon de se moquer de ces femmes de la campagne qui copient les colons.

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Crédit Photo : Estefanny Morales.

Le mépris, le racisme et la discrimination dureront des siècles. « Par exemple, elles ne pouvaient pas aller en centre-ville, ni dans les banques ou les tribunaux, elles étaient obligées d’abandonner leur tenue traditionnelle pour se vêtir de vêtements civils », rapporte Elinor, en faisant une pause assise sur le goudron brûlant. Il aura fallu attendre 2006 et l’arrivée d’Evo Morales au pouvoir pour changer la donne. Le premier président bolivien indigène s’attache à donner une toute nouvelle place, de nouveaux droits et des postes à responsabilités aux autochtones et, notamment, aux cholitas. C’est l’aboutissement d’un passé de revendications sociales constantes. Figures importantes du militantisme bolivien, les cholitas se sont toujours battues pour l’égalité des chances et ont fondé l’une des premières organisations syndicales de femmes en Bolivie. ImillaSkate est une façon pour « chacune d’entre nous de se reconnecter avec notre héritage familial, de mieux comprendre les femmes de notre entourage », enchaîne Belen en jetant un regard complice à ses camarades.

« L’objectif premier était d’émanciper
les jeunes filles en leur montrant qu’elles peuvent faire ce qu’elles désirent »

Elinor

Bien qu’elles soient toutes filles ou petites-filles de cholitas, certaines d’entre elles n’avaient jamais revêtu le vêtement traditionnel. Certaines familles ayant renoncé à éduquer les nouvelles générations à la culture cholitas par « peur du regard extérieur et des discriminations ». Alors, en s’affichant dans la fameuse jupe, les ImillaSkate revendiquent et « résistent ». Estefanny tient son skate d’un pied, et lâche dans un grand sourire, juste avant de poser le deuxième qui la fera basculer : « On poursuit leur combat à travers le skate, il y a de quoi être fier. » Le terrain était glissant. « Quand on a commencé à porter la pollera, le harcèlement de rue s’est amplifié, témoigne Deysi. Certains disaient qu’on était ridicules, déguisées, qu’on voulait attirer l’attention. » En plus des remarques sexistes, elles se voient traitées de « racailles », de « garçons manqués » ou encore de « voyous ». Qu’importe. « La seule chose qui comptait pour nous, c’était le regard des cholitas et des petites filles, et on les voyait heureuses, parfois émues de nous voir habillées comme ça en ville », se souvient Elinor.

Le symbole d’une double lutte

C’est aussi leur optimisme qui leur a permis de tenir. Une attitude qu’elles disent puiser dans la philosophie du skate : ne jamais abandonner. « C’est un sport qui t’apprend que, peu importe le nombre de fois où tu tombes, tu peux te relever et essayer à nouveau. Une fois que tu commences à faire du skate, toute ta vie change », continue celle qui vient d’étrenner sa nouvelle planche. Cette mentalité combative leur a permis de faire du skate le symbole d’une double lutte. Celle pour l’émancipation des jeunes Boliviennes et pour une meilleure reconnaissance de la culture des cholitas. « C’est un sport de révolution, lance Elinor, il n’y a qu’un sport avec pour seule règle celle d’affranchir les règles qui pouvait nous permettre ça ».

« C’est un sport qui t’apprend que, peu importe
le nombre de fois où tu tombes, tu peux te relever
et essayer à nouveau »

Elinor
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De gauche à droite, Elinor Buitrago – Brenda Mamani – Estefanny Morales.

Avec ImillaSkate, elles veulent continuer à le promouvoir dans le pays et ouvrir des skateparks. En quatre ans, elles ont atteint 110 000 abonnés sur Instagram où elles postent du contenu pour visibiliser leurs causes. Cela leur a permis d’organiser de plus en plus d’événements à vocation sociale, comme des initiations au skate pour des petites filles. Si les filles ne s’identifient pas comme « féministes », par convictions anticoloniales – pour elles, le terme répond aux réalités occidentales –, leurs engagements en portent les valeurs. « Nous préférons parler d’unicité, de communauté, nous représentons un féminisme qui pense que la femme est l’égale de l’homme, qui est l’égal de la nature », explique Elinor.

Les roues claquent une dernière fois sur le bitume. Le bruit de l’émancipation et de la fierté collective. Les ImillaSkate enfourchent leurs motos, se tapent un dernier check et, avant de partir dans un nuage de fumée, lancent à l’unisson : « Nous aussi, nous sommes une révolution » !

Instagram : @imillaSkate

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