Redessiner la ville

A l’occasion de la journée Internationale des droits de la femme, BEAU Magazine s’est intéressé à la question du genre dans l’espace urbain. En constatant que la ville était imaginée par des hommes et pour des hommes, l’urbaniste autrichienne Eva Kail a initié une réflexion pionnière sur la place des femmes dans l’espace urbain. Elle a repensé la ville pour la rendre plus inclusive, bouleversant les principes de son aménagement. Retour sur cette vision, née il y a trente ans, qui continue de transformer la manière de penser la ville.

A l’occasion de la journée Internationale des droits de la femme, BEAU Magazine s’est intéressé à la question du genre dans l’espace urbain. En constatant que la ville était imaginée par des hommes et pour des hommes, l’urbaniste autrichienne Eva Kail a initié une réflexion pionnière sur la place des femmes dans l’espace urbain. Elle a repensé la ville pour la rendre plus inclusive, bouleversant les principes de son aménagement. Retour sur cette vision, née il y a trente ans, qui continue de transformer la manière de penser la ville.

Ses clichés de femmes dans leur quotidien viennois ont ouvert une brèche. Nous sommes au début des années 1990, et l’urbaniste Eva Kail prépare une exposition au titre évocateur : « Qui possède l’espace public ? ». À l’époque, le terme « gender planning » n’existe même pas, et pourtant, elle est en train de l’inventer. L’initiative suscite l’hostilité de certains agents de la ville, indignés à l’idée de consacrer une expo aux femmes dans l’espace urbain. L’un d’eux ira même jusqu’à s’exclamer : « Si cette exposition a lieu, je demande la même pour les chiens et les oiseaux ! »

Son succès est pourtant immédiat. C’est la première fois que l’on se pose ouvertement la question de la répartition de l’espace public, et que des photos prouvent que la ville est faite par des hommes, pour des hommes, de préférence actifs et bien portants. Les élus, à la fois conquis et intrigués par cette urbaniste, lui confient alors la responsabilité d’un « Bureau des femmes ». Eva Kail entame une grande réflexion sur la question du genre en ville, et des besoins de chacun et chacune, femme, homme, enfant, personne âgée ou porteuse de handicap. Le terme « gender planning », que l’on peut traduire par « urbanisme sensible au genre », naîtra plus tard. Mais c’est elle qui en dessine les contours en partant d’un constat : « cette exposition a montré que la majorité des piétons sont des femmes, qu’elles ont des besoins qualitatifs, que certains endroits provoquent de l’anxiété par exemple. Cette exposition a aussi montré qu’il existe dans la ville toute une série de tâches d’assistance – aux personnes âgées, aux enfants ou bébés, non rémunérées et pourtant vitales pour la société. C’est en mettant l’accent sur ces situations, que nous avons montré la nécessité de disposer d’espaces verts, de parcs et aires de jeux de qualité. »

La mobilité et la place de la voiture, dont une étude montre qu’elle est utilisée majoritairement par des hommes, alors que les femmes marchent beaucoup, sera le premier objectif : désormais, les trottoirs sont plus larges et la vitesse des véhicules réduite. Ensuite, les programmes immobiliers sont repensés à la lumière de cette réflexion, comme l’emblématique Frauen-Werk-Stadt (« Femmes-travail-ville »), dans le 21e arrondissement de Vienne, conçu entre 1995 et 1997. Un ensemble de 359 appartements confié à des femmes, de l’aménagement urbain à l’architecture en passant par les paysagistes. Des pièces de vie spacieuses, y compris la cuisine, tournées vers les aires de jeux pour surveiller les enfants depuis les fenêtres. Des lieux bien éclairés y compris dans les sous-sols et les parkings, des infrastructures locales suffisantes pour réduire les distances. Des règles élémentaires, mais qui améliorent le confort des habitantes et pas que… Comme le rappelle Eva Kail, « reconnaître l’existence de ces tâches sociales et de soin en leur proposant des espaces adaptés ne règle pas la question des inégalités entre femmes et hommes. Seulement, commencer par les rendre visibles en leur donnant un espace nécessaire et confortable permet de les prendre en considération. Le reste se joue à un autre niveau – éducatif, politique et social. »

Dans le même esprit, après une étude sociologique menée dans 36 parcs et aires de jeux de la ville, leur aménagement est repensé pour y recevoir aussi les ados qui les désertaient. « Le design pour cette tranche d’âge est beaucoup plus orienté vers le sport », explique Eva Kail, « c’est même ce que l’on nous a longtemps appris en urbanisme à l’université. Il existe une concurrence spatiale et le groupe dominant des garçons gagne en occupant les terrains de sport. » Désormais, les parcs de la ville décentrent les aires de sport pour laisser plus d’espace aux autres activités comme des espaces de discussion, les buissons qui cachent la vue et insécurisent sont ôtés… de petites touches qui contribuent à « repeupler » ces lieux d’adolescentes.

Réviser la ville à l’aune de la présence effective ou non de chaque genre et génération d’habitant offre de nombreuses perspectives en matière d’aménagement urbain. Après une trentaine d’années de cette politique d’aménagement, la plupart des Viennois n’ont pourtant aucune connaissance des pratiques et de l’esprit précurseur de la capitale en la matière. La ville ne communique pas sur le sujet. Mila, professeure d’anglais et jeune mère, n’en avait jamais entendu parler. Ce qui ne l’empêche pas de ressentir au quotidien le confort qu’elle gagne à vivre ici : « Déjà, la place des voitures diminue, j’arrive à me déplacer plus facilement à vélo et sans crainte », explique la jeune mère. « Pour ma part, je vois émerger dans mon quartier [de Zieglergasse] des brumisateurs », ajoute Norbert, Viennois depuis 30 ans. « Les sols sont refaits en matières claires pour éviter l’absorption de chaleur en été, et des bancs dotés de canopées végétales sont installés sur les trottoirs élargis. » Pour Edouard, qui vit près de Westbanhof, un quartier réputé mal fréquenté, les changements tiennent surtout aux nombreuses concertations menées avec la population. « Notre nouvel immeuble est pourvu d’une aire de jeux dans laquelle nous trouvions des seringues. La municipalité a proposé des rendez-vous avec les acteurs locaux dont la police, et nous a proposé plusieurs solutions. Nous pouvions choisir de clôturer la cour intérieure ou bien d’avoir plus souvent des rondes de la part de la police. Nous avons voté pour la seconde solution, pour que la cour reste traversante. Des lumières bleues ont également été installées dans des endroits comme les descentes vers les garages, pour empêcher les drogués de s’y installer »

C’est finalement certainement ici que règne la clé du succès de la méthode viennoise : consulter, intégrer les habitants à chaque réhabilitation pour que tous soient partie prenante. Les réunions publiques aux heures où l’on couche les enfants n’existent quasiment plus dans la capitale. Désormais, les consultations sont réalisées en plein jour et sur le site amené à évoluer, pour capter les flux de personnes et leur proposer de prendre quelques minutes pour réfléchir à un projet. De nouveaux réflexes pour les équipes, qui se sont traduits par la suppression du « bureau des femmes » ouvert dans les années 1990 : désormais, nul besoin d’un service spécifique, une culture s’est solidement ancrée dans tous les services, profitant à tous, selon Edouard : « je remarque que cela investit les habitants, ils se sentent plus responsables de leur quartier. »

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Photo d’ouverture Arno Senoner 

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