Ses clichés de femmes dans leur quotidien viennois ont ouvert une brèche. Nous sommes au début des années 1990, et l’urbaniste Eva Kail prépare une exposition au titre évocateur : « Qui possède l’espace public ? ». À l’époque, le terme « gender planning » n’existe même pas, et pourtant, elle est en train de l’inventer. L’initiative suscite l’hostilité de certains agents de la ville, indignés à l’idée de consacrer une expo aux femmes dans l’espace urbain. L’un d’eux ira même jusqu’à s’exclamer : « Si cette exposition a lieu, je demande la même pour les chiens et les oiseaux ! »
Son succès est pourtant immédiat. C’est la première fois que l’on se pose ouvertement la question de la répartition de l’espace public, et que des photos prouvent que la ville est faite par des hommes, pour des hommes, de préférence actifs et bien portants. Les élus, à la fois conquis et intrigués par cette urbaniste, lui confient alors la responsabilité d’un « Bureau des femmes ». Eva Kail entame une grande réflexion sur la question du genre en ville, et des besoins de chacun et chacune, femme, homme, enfant, personne âgée ou porteuse de handicap. Le terme « gender planning », que l’on peut traduire par « urbanisme sensible au genre », naîtra plus tard. Mais c’est elle qui en dessine les contours en partant d’un constat : « cette exposition a montré que la majorité des piétons sont des femmes, qu’elles ont des besoins qualitatifs, que certains endroits provoquent de l’anxiété par exemple. Cette exposition a aussi montré qu’il existe dans la ville toute une série de tâches d’assistance – aux personnes âgées, aux enfants ou bébés, non rémunérées et pourtant vitales pour la société. C’est en mettant l’accent sur ces situations, que nous avons montré la nécessité de disposer d’espaces verts, de parcs et aires de jeux de qualité. »
Dans le même esprit, après une étude sociologique menée dans 36 parcs et aires de jeux de la ville, leur aménagement est repensé pour y recevoir aussi les ados qui les désertaient. « Le design pour cette tranche d’âge est beaucoup plus orienté vers le sport », explique Eva Kail, « c’est même ce que l’on nous a longtemps appris en urbanisme à l’université. Il existe une concurrence spatiale et le groupe dominant des garçons gagne en occupant les terrains de sport. » Désormais, les parcs de la ville décentrent les aires de sport pour laisser plus d’espace aux autres activités comme des espaces de discussion, les buissons qui cachent la vue et insécurisent sont ôtés… de petites touches qui contribuent à « repeupler » ces lieux d’adolescentes.
C’est finalement certainement ici que règne la clé du succès de la méthode viennoise : consulter, intégrer les habitants à chaque réhabilitation pour que tous soient partie prenante. Les réunions publiques aux heures où l’on couche les enfants n’existent quasiment plus dans la capitale. Désormais, les consultations sont réalisées en plein jour et sur le site amené à évoluer, pour capter les flux de personnes et leur proposer de prendre quelques minutes pour réfléchir à un projet. De nouveaux réflexes pour les équipes, qui se sont traduits par la suppression du « bureau des femmes » ouvert dans les années 1990 : désormais, nul besoin d’un service spécifique, une culture s’est solidement ancrée dans tous les services, profitant à tous, selon Edouard : « je remarque que cela investit les habitants, ils se sentent plus responsables de leur quartier. »
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Photo d’ouverture Arno Senoner