MARJANE SATRAPI : ” SANS EMPATHIE ON ARRÊTE D’ÊTRE DES HUMAINS “

"Femme, Vie, Liberté", le cri des Iraniennes et titre du recueil qu'elle a coordonné l'an dernier pourrait résumer sa vie. Pour l'autrice et réalisatrice qui s'interroge sur tout inlassablement, l'engagement est un acte sacré qui permet de toujours espérer.
Le 21/01/2025
Interview par Julie Lasterade
Photographie par Henri Gartfunkel
"Femme, Vie, Liberté", le cri des Iraniennes et titre du recueil qu'elle a coordonné l'an dernier pourrait résumer sa vie. Pour l'autrice et réalisatrice qui s'interroge sur tout inlassablement, l'engagement est un acte sacré qui permet de toujours espérer.

 

Julie Lasterade : Une étudiante internée pour s’être déshabillée devant son université en Iran, Donald Trump aux Etats-Unis, les inondations meurtrières à Barcelone et notre sollicitation pour en parler et parler d’optimisme. Croire et espérer dans ce contexte vous parait-il étrange voir peut–être naïf ?

Marjane Satrapi : Non. Il suffit de prendre un peu de recul historique pour avoir des raisons d’espérer. En Europe, une succession de guerres ponctuées de trêves se sont déroulées. Mais depuis la création de l’Union Européenne, il n’y a plus de conflit arméMême si tout fait peur actuellement, l’humain avance et progresse, pas toujours de manière linéaire. Regardez dans les années 10, Marie Curie, première professeure à la Sorbonne, a eu beaucoup plus de facilités à s’imposer que sa fille Irène trente ans plus tard. Les femmes, les homosexuels, les gens de couleurs, d’où qu’ils soient, ont plus de droits en 2024 qu’ils n’en n’avaient dans les années 50, 60 et même 70 

JL : Est-ce aussi le cas en Iran ?

MS: Quand les femmes pouvaient s’habiller comme elles le voulaient, elles n’étaient ni éduquées, ni indépendantes financièrement, et ne pouvaient donc pas s’émanciper. Aujourd’hui, elles doivent se couvrir mais elles sont plus instruites que leur père ou leur mari. Elles sont libres dans leur tête. Et cela contribue à cette révolution féministe d’autant qu’elle est aussi portée par les hommes. Ils ont compris que quand on dit à une fille de se voiler car ses cheveux envoient des ondes qui excitent les hommes, c’est d’abord une insulte pour eux.

JL : Comment ont-ils soutenu cette jeune doctorante dévêtue devant son université ?  

MS : Il y a cinquante ans, si une étudiante s’était montrée en sous-vêtements dans la rue, les hommes l’auraient regardée la langue pendante. Là, comme pour la protéger, montrer que le corps d’une femme ne les bouleverse pas, ils se sont obligés à ne pas la regarder. La liberté est ce qu’il y a plus beau. Et ce qui est encore plus grand, c’est la lutte pour cette liberté.

JL : Parce que cela demande du courage, une part d’inconscient, de don de soi ?

MS : L’étudiante Iranienne s’est déshabillée parce qu’elle n’en pouvait plus, qu’elle en avait assez d’être harcelée par la police de mœurs, elle a eu le courage de son désespoir. Et son geste donne envie à de nombreuses jeunes filles d’en faire autant. Quand un être humain refuse de se mettre à genoux, qu’il préfère donner sa vie plutôt que d’être enfermé, cela relève d’un dépassement de soi proche du sacré. Car personne ne veut mourir, et chacun se préfère à autrui. 

JL  : Ces images ont circulé sur tous les réseaux sociaux. Elles ont été largement commentées, likées, repostées … Mais les écrans n’empêchent-ils pas de passer à l’action? 

MS : Le pire c’est le silence et l’indifférence. Prenez l’exemple du rappeur Toomaj Salehi (emprisonné puis condamné à mort en avril pour avoir soutenu le mouvement de contestation Femmes, Vie, Liberté, déclenché par la mort de Mahsa Amini en détention en septembre 2022, ndlr). Grâce à Instagram, la mobilisation est devenue mondiale. Il a obtenu une sorte d’immunité. La république Islamique a aussi besoin d’avoir des relations internationales. Donc lorsque les réseaux parlent de quelqu’un, qu’ils le rendent célèbre, ils lui sauvent la vie. Cela ne sert pas à rien …

« Les femmes, les homosexuels, les gens de couleur, d’où qu’ils soient, ont plus de droits en 2024 qu’ils n’en avaient dans les années 1950, 1960, et même 1970… »

— Marjane Satrapi

JL  : Vous avez longtemps refusé d’avoir un compte Instagram, pourquoi avoir changé d’avis ?

MS :Jusqu’à peu, je disais « c’est nul, c’est nul ». J’ai ouvert mon compte il y a deux ans seulement. Je reste méfiante, mais en suivant dix comptes complétements différents, cela me permet de savoir ce qui se passe vraiment en Iran. Et d’aider, de passer une après-midi à échanger avec un gamin de 16 ans qui veut savoir comment fonctionne un système démocratique.

JL : Quand tout semble se scléroser, se refermer, où trouver l’espoir ?

MS : Vous pouvez être enfermé dans une dictature et rester libre dans votre tête. Ado, on m’a arrêtée et amenée au Comité en Iran parce qu’on voyait un centimètre de mes chaussettes rouges. Plus tard, dans ma voiture, avec mes copines, on comptait jusqu’à trois et on enlevait nos voiles en hurlant. Aussi survoltées que si on avait braqué une banque.

A l’inverse, vous pouvez être libre dans une démocratie et emprisonné dans votre propre corps.

JL : Vous aussi vous avez pris des risques…

MS : On ne s’aventurait pas à ce que les filles osent aujourd’hui…. J’ai reçu des menaces lorsque je sortais le film Persépolis. J’ai eu peur, et puis j’ai fait mes calculs.

JL  : Vous avez fait des calculs. Mais que s’agissait-il de compter ?

MS : Mes risques, les probabilités d’être emprisonnée ou de mourir. J’ai beaucoup hésité entre les études de Beaux-Arts et les maths pures. Je trouve les deux proches. Les artistes observent la nature, l’interprètent. Les mathématiques en révèlent la grammaire. Ils nous permettent de comprendre comment elle fonctionne : il existe par exemple, une formule mathématique pour décrire la forme et la croissance des coquilles d’escargot. Je suis douée en math, en calculs mental et je fais toujours des probabilités : en dessous de 5% de risque, j’y vais ! Quand proche de 25%, je fais attention. Pour la réalisation de Persépolis, d’après mes calculs, j’avais autant de chance d’être agressée que d’être heurtée par une voiture. Donc je l’ai fait.

JL : Vous avez dit « Le pire c’est de rester assis sans rien faire en disant « mon Dieu, c’est horrible. » Qu’est-ce que les artistes peuvent faire ?

MS : J’aime la phrase d’Oscar Wilde « l’Art n’a besoin d’aucune justification ». L’art n’a pas à être engagé. Il se suffit à lui-même. Sans l’art et la culture, les sociétés s’effondrent. Une langue devient morte quand plus personne ne l’utilise pour écrire de la littérature ou de la poésie. De même lorsqu’on dit que « la musique adoucit les mœurs », ce n’est pas une image. C’est grâce à elle que Sapiens a pris le pas sur Neandertal. Les chercheurs ont trouvé des flutes dans des grottes habitées par les Sapiens. On peut imaginer que lorsqu’il y avait de la tension, ils jouaient de leur instrument. Cela leur a permis mieux vivre ensemble. Donc les artistes ont un rôle …

JL : Vous êtes très engagée dans le dialogue entre les cultures et les générations, envers les femmes, vous avez reçu le prix le prix Princesse des Asturies, l’un des plus prestigieux du monde hispanophone pour son engagement sur les droits humains…

MS : Les artistes ont un rôle mais lorsque l’ambassade de Grande-Bretagne m’appelle, moi dessinatrice de BD, pour leur expliquer la situation en Iran, c’est un problème. Mon devoir consiste à amener un peu de rêve, de répit. Mais cela ne suffit pas. Sans empathie, on arrête d’être des êtres humains et les sociétés s’effondrent. Je me souviens qu’une grande anthropologue avait surpris lorsqu’elle fut interrogée sur le début de la civilisation. Tout le monde s’attendait à ce qu’elle parle des dessins dans la grotte de Lascaux. Elle a répondu avec le premier squelette retrouvé avec un fémur cassé et visiblement remis en place. Cela signifiait que quelqu’un s’était occupé de lui jusqu’à ce qu’il guérisse et puisse marcher à nouveau. Pour elle, la compassion marque le début de la civilisation.

«Vous pouvez être enfermé dans une dictature et rester libre dans votre tête… libre dans une démocratie     et emprisonné dans votre cerveau »

— Marjane Satrapi

JL : Pourquoi avoir arrêté la bande dessinée au profit de la peinture et du cinéma  ?

MS : L’envie n’était plus là. J’avais appris à maitriser ce média, trop. J’y avais trouvé une aisance. Je n’ai jamais été fan de BD en réalité. Mais cela m’a permis de dire des choses, de vivre une des expériences les plus bouleversantes de ma vie : déambuler seule dans un musée fermé. Je m’attendais à apprécier le fait que personne devant moi ne m’empêcherait de lire le cartel des tableaux en s’approchant trop près. Je ne pensais pas que cela me procurerait l’impression d’être avec l’âme de tous les peintres exposés. C’était un peu comme la Cène de Léonard de Vinci. Avec des artistes autour de la table à la place des apôtres. Et moi assise à leurs côtés. Se retrouver seule dans un musée procure cela.

JL : La référence n’est pas anodine, comment expliquez-vous la montée de la religion ?

MS : Par une crise de la spiritualité . Pourquoi suis-je là, quel est mon but, comment je me situe dans ce monde ? L’Homme ne peut pas se contenter de matériel. La spiritualité est une quête, un questionnement permanent. Or la religion explique tout.

JL : Vous semblez toujours fuir la facilité…

MS :Je me nourris de la peur, de la recherche, j’aime plus réfléchir à la manière de parvenir qu’au résultat final. Le travail artistique a toujours été pour moi une question de vie ou de mort. Au sens premier du terme. Lorsque je ne crée pas, je suis malade, angoissée, je ne peux plus respirer. Au point que j’ai dû être hospitalisée une fois. C’est vraiment un besoin vital. J’aime cette phrase de Diderot « il n’y a qu’un devoir, se rendre heureux, qu’une seule vertu, la justice. » La vie me fait penser à un tournedos Rossini. Et je ne veux pas garder le meilleur pour la fin. Je ne veux pas attendre mes 70 ans pour commencer à gouter le foie gras.

JL : Quoi d’autre vous anime, vous fait du bien ?

MS : Lire Diderot, Montaigne ou Wilde, quand je me sens seule. Regarder un plafond blanc, allongée presque en lobotomie, plutôt que de courir les mondanités. Apprendre. Je suis une encyclopédie de connaissances inutiles. Je sais plein de trucs qui ne servent à rien, comme l’activité de certains insectes. Me dire « wow, je ne savais pas cela », suffit à mon bonheur. J’aime aussi avoir tort, cela me permet d’ajuster ma pensée, de ne pas m’enfermer dans une doctrine. Sinon je serais juste une fanatique. Et puis j’aime les road trips. Être au volant de ma voiture et conduire, conduire, conduire. 1000 kilomètres par jour. Ce n’est pas très écologique, mais je n’ai pas d’enfants, mon empreinte carbone s’arrête avec moi.

JL: Et vous allez où quand vous prenez la route ?

MS : Justement l’avantage d’un road trip tient dans le fait qu’il n’y a pas de destination prévue. Vous pouvez aller sans but précis, changer d’avis. J’ai découvert Roquefort, 528 habitants. C’est minuscule et pourtant ils ont conquis le monde avec l

Atelier de Marjane Satrapi
Marjane Satrapi, née le 22 novembre 1969 à Rasht, est une artiste franco-iranienne d’expression francophone surtout connue comme auteure de bande dessinée et réalisatrice.
L’atelier de Marjane Satrapi

MARJANE SATRAPI

Scénariste, dessinatrice, peintre et réalisatrice française née en Iran.
Elle a publié Femme Vie Liberté (Editions de l’Iconoclaste, 2023) et vient de faire son entrée à l’Académie des beaux-arts, section cinéma et audiovisuel.

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