3 comme esprit, corps et âme ou 3 comme souvenirs, réalités, possibles. Après plusieurs années passées au Canada, le créateur Emeric Tchatchoua revient s’installer à Paris avec sa marque 3.Paradis. L’été dernier, il a choisi de faire défiler sa dernière collection dans la cité du XVe arrondissement. Là où il a grandi, comme un retour aux sources.
Ses vêtements signés d’une colombe parlent pour lui. Ils font dialoguer les opposés, associent strass et teddy, vert et rose, cité et tayloring. Rencontre avec un équilibriste nourri au surréalisme qui s’apprête à faire fleurir le bitume à Paris.
BEAU MAGAZINE : Le terme Paradis évoque une utopie, laquelle ?
Emeric Tchatchoua : Mes études scientifiques m’ont conforté dans l’idée que « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » et qu’un parfait équilibre de deux forces opposées annule la tension. L’utopie, c’est l’amour, c’est une quête d’idéal, une meilleure version de soi-même. J’aimerais encourager à se dépasser, à donner, à s’écouter. Mais l’humain n’est pas parfait. C’est une recherche d’équilibre.
BM : Vous avez dit que vous étiez souvent tiraillé entre réalité et possibilités. Lesquelles abordez-vous à ce jour ?
ET : Cette confrontation entre la personne que l’on aimerait être et la réalité – celle que la société façonne et nous demande de devenir – a été pour moi une vraie lutte. Aujourd’hui je peux dire que je me suis émancipé du conditionnement, j’ai travaillé sur mes traumatismes pour mieux penser à mes idéaux.
BM : La mode vous a aidé ?
ET : Mes vêtements m’ont donné confiance. J’ai commencé, grâce à la mode, à me bâtir une estime de moi. Ça a été une façon de me différencier. J’aime voir qu’une pièce 3.Paradis révèle une personnalité, mais je veux aussi qu’elle soit chaleureuse, bienveillante, accueillante. Ces deux aspects cohabitent et sont centraux pour moi.
BM : Vous vous intéressez beaucoup aux récits qui nous racontent, aux identités narratives. Quelle est celle qu’écrit 3.Paradis ?
ET : 3.Paradis, c’est « pain turned into champagne ». Une histoire sur les obstacles de la vie qui nous construisent, ceux qui peuvent transformer le négatif en positif. Je me sens comme un alchimiste. Je prends une information, un stimulus, quelque chose que je remarque, et je réfléchis à une manière différente de l’approcher. Changer les regards et aborder une situation comme un mouvement à rééquilibrer. J’essaie de faire se croiser les émotions dans mon travail.
BM : Qu’est-ce qui vous inspire ?
ET : J’aime énormément la tristesse, notamment dans la musique. Lonely Day de System of a Down, No Woman No Cry de Bob Marley, Strange Fruit de Nina Simone. Je les écoute quand j’ai besoin d’aller chercher certaines sensations, de faire appel à des souvenirs pas très joyeux, mais qui éveillent autre chose en moi. Ça me rééquilibre et je les apprécie, autant que j’apprécie la joie, le bonheur, le rire – les pleurs, à leur façon, sont à écouter aussi. Un panel d’émotions telle une observation de ce qui me traverse.
« Je prends une information, un stimulus, quelque chose que je remarque, et je réfléchis à une manière différente de l’approcher »
BM : Vous utilisez un vocabulaire parfois surréaliste – comme cet oiseau peint entre les rainures d’une valise Rimowa pour suggérer une cage… Pourquoi ?
ET : Le surréalisme reste le mouvement artistique qui me parle le plus. Il représente un champ des possibles, un univers féerique où le rêve est central, où les lectures de soi sont encore inconscientes. Mon approche de la mode est assez similaire. Elle exige de moi une certaine introspection et m’offre une occasion d’exprimer ce que je ne cerne pas totalement de moi-même. Ce champ esthétique donne la liberté de s’exprimer sans être jugé, d’exhumer des choses enfouies, d’exposer qui on est, en tant qu’acteur et spectateur. Mes premières créations m’arrivaient comme des pulsions, je les exécutais sans réfléchir. Plus tard, j’ai travaillé plus posément, j’ai enfin pu analyser et relire ce que je faisais.
« L’hybridité existe dans chaque être humain, mais la société a tendance à la bâillonner »
BM : Votre travail revendique un côté hybride entre les vestiaires masculins et les sous-cultures. Comment le définiriez-vous ?
ET : Il est l’amalgame de différentes facettes, dimensions et moments, la rencontre de nos passés, de nos bagages socioculturels. L’hybridité existe dans chaque être humain, mais la société a tendance à la bâillonner. Je suis né à Paris, de parents d’origine camerounaise, puis j’ai vécu une quinzaine d’années au Canada. J’ai été nourri de littérature française, de films américains, de mangas japonais. Cette hybridité conduit à plus d’empathie et de compréhension de l’inconnu, des inconnus. Cela permet de remarquer que l’autre est différent, de respecter sa singularité profonde.
BM : Vous venez d’arriver à Paris, pensez-vous que cela va changer votre regard ?
ET : J’ai toujours été assez présent à Paris, et j’espère avoir un regard sur le monde en général, sur ce qui ne tourne pas rond. J’aimerais pouvoir raconter des histoires qui bousculent les clichés masculins ou culturels, les stéréotypes, apporter de l’espoir, de la dignité, de l’amour.
BM : Qu’est-ce qui est beau et qu’est-ce qui est laid ?
ET : Cela varie selon les époques, les classes sociales, les contextes culturels. Le beau et le laid sont essentiels. Ils font toutes les formes, toutes les couleurs. La planète n’est pas une succession d’individus, mais c’est un ensemble de particules. Le monde n’est ni beau ni laid, il est Un.