
Cela se passe chez Jiyucho, une petite boutique de Kuramae, au bord de la rivière Sumida, à Tokyo. Dans les ruelles de cet ancien quartier de tanneurs se succèdent brocantes, cafés-pâtisseries bobos et maroquineries chic. Chez Jiyucho, l’atmosphère est différente. Les murs sont recouverts de photos, de dessins, de cartes manuscrites, et de bibliothèques aux livres éclectiques.
Difficile de dire s’il s’agit d’une galerie, d’une librairie ou d’un café, les clients, attablés chacun devant un petit attirail d’écriture, sont sérieux, concentrés même, comme retirés en eux-mêmes. Ils sont embarqués dans le difficile exercice de rédiger un message qu’ils adressent à eux-mêmes. Une fois sous enveloppe, ce message sera conservé une année par Jiyucho, puis leur sera expédié.
Pour les accompagner, Shohei Koyama, le propriétaire des lieux a conçu un kit constitué de cartes, de photos et d’un questionnaire. Il les aide à se poser les bonnes questions puis, peu à peu, à y répondre.
« Dans les moments difficiles, j’écrivais
des poèmes, des notes sur ma vie »

Le message que vous voulez vous écrire est-il lié à un moment particulier de votre vie ? A quelque chose que vous voulez entreprendre ? A un souvenir que vous ne voulez pas oublier ? Pourquoi êtes-vous là aujourd’hui ? Quelle trace de ce moment allez-vous transmettre à ce futur, vous qui recevrez la missive dans votre boîte aux lettres dans un an ? Cette lettre vous fera-t-elle plaisir, chaud au cœur, un peu peur, ou plutôt rire ?
Vivre autrement pour survivre
Cette réflexion, le créateur de Jiyucho, le poète Shohei Koyama, l’a longuement mûrie dans la solitude de son cheminement personnel. Après le lycée, ce jeune homme « comme les autres » suit des études universitaires qui le conduisent, à l’image de nombre de ses congénères, à occuper un emploi dans une grande entreprise. Lui se rend vite compte qu’il n’est pas fait pour cette vie. Malheureux dans l’anonymat ultra-hiérarchisé, hyperconformiste, de cet univers, il souffre en silence, puis dévisse. Victime d’un burn-out, karô en japonais, un matin, il ne peut plus se lever pour se rendre au travail. Il a 23 ans. Il se rend compte qu’il doit vivre autrement. C’est vital.

Commencent des années de doute et de dépression pour Shohei Koyama dans une société, celle du Japon contemporain, où l’on ne conçoit pas que l’on sorte du rang. Lui traîne un peu, écrit des poèmes, subsiste grâce à des petits boulots dans la honte de ne pouvoir se fondre dans la société, de décevoir ses parents et ses proches. « Je voulais faire quelque chose de bénéfique pour la société, mais quoi ?, se souvient-il. Dans les moments difficiles, j’écrivais des poèmes, des notes sur ma vie, rédigés avec une grande franchise, pour moi-même. Avec le temps, ces poèmes sont devenus une collection, que je relisais de temps en temps, et je me rendais compte que cela m’aidait beaucoup. Cela dissipait un peu l’instabilité du futur. Et j’ai fini par m’écrire des lettres à relire un an plus tard… »

L’idée germe alors de faire profiter la société japonaise de cette expérience d’écriture. Il formalise sa réflexion et imagine Jiyucho, un café où venir se pencher sur soi-même, faire le point, et s’offrir un message d’encouragement pour le futur. En 2019, le poète rassemble ses économies et emprunte l’argent nécessaire à l’ouverture du café. Pas de chance, le Covid ralentit les affaires au début, mais le bouche-à-oreille fonctionne, et le lieu trouve doucement son public. Plutôt féminin, mais aussi des couples qui se posent des questions sur leur avenir, des jeunes hommes en souffrance dans le monde du travail. Des visiteurs étrangers aussi, au point qu’il dispose aujourd’hui d’un kit d’écriture en anglais.
A 500 mètres de Jiyucho, un second café, Futo, a ouvert récemment, qui associe les poèmes de Shohei Koyama au travail d’introspection des hôtes. Là, dans 365 casiers bien alignés sur le mur, des lettres attendent un envoi postal. De magnifiques enveloppes de papier japonais cachetées d’un large sceau de cire, prêtes à accomplir leur mission de soin et d’amour.
INSTAGRAM : @jiyucho.tokyo
