Ça se passe dans un bar, un parc ou sur un rooftop… Ils arrivent avec à la main le livre de leur choix. Beaucoup ne se connaissent pas. Ils ont payé entre 10 et 20 dollars pour le privilège d’être là, ensemble. Dans un silence quasi-religieux, ils commencent par lire un chapitre ou deux, avant de discuter des émotions ressenties avec des inconnus… Très vite, on fait connaissance, on échange des idées. Et dans cette communauté d’esprit, rien de mieux pour briser la glace qu’un enthousiasme commun pour un bon bouquin.
Lancées en mai dernier, ces Reading parties gagnent du terrain. A New York, à Los Angeles – et même en Croatie croit savoir le New York Times qui s’est penché sur le phénomène. A l’origine, quatre amis d’une vingtaine d’années qui s’inquiétaient de lire moins et voulaient créer du lien : « C’est la liberté de la lecture… mais avec l’excitation potentielle d’une vraie sortie. » Un peu comme si les millennials rendaient la bibliothèque cool. Aujourd’hui, le collectif Reading Rhythms refuse du monde, dans des salles de plus en plus vastes…
On le donne souvent pour mort, mais le livre papier bouge encore. Il est cet objet de partage, toujours à la conquête de nouveaux territoires. Dans une époque d’instantanéité, de consommation effrénée, le livre est cette chose qui reste, qui fait sens. « Instagram a tué la photo, Spotify a tué la musique, Netflix a tué le cinéma… et curieusement, le roman ne se porte pas si mal », s’amuse Jacques Braunstein, rédacteur en chef du magazine Livres Hebdo.
En effet, tout se passe comme si le numérique assurait la promotion du livre. « Chaque jour sur Bookstagram, BookTube et BookTok se partage le bonheur du texte : jouir de la lecture, ça se passe autant autour du livre que par le livre, en lisant à plusieurs, en commentant, en annotant, en débattant », estime l’écrivaine et universitaire Clémentine Beauvais dans un petit texte engagé(1) qui fait de l’éducation au plaisir de la lecture un véritable enjeu de société. Elle a raison.
« Instagram a tué la photo, Spotify a tué la musique, Netflix a tué le cinéma… et curieusement, le roman ne se Porte pas si mal »
Radeau de survie
Sur les réseaux sociaux, les mots des grands auteurs qui nous aident à vivre sont légion. Sur Instagram, Library Mindset, sorte de vade-mecum de citations, atteint presque les 5 millions de followers. Parmi eux, l’auteure et poétesse Cécile Coulon, qui invente « jogging littéraire et lectures musicales ». D’après les bureaux de tendance, les mots viendraient guérir les maux d’une époque anxiogène « qui cherche à se nourrir ». Telle une bouée de sauvetage quand le quotidien vous submerge, les personnages rappellent que vous n’êtes pas les seuls ni les premiers à éprouver certains sentiments. Pour l’un de leurs plus ardents défenseurs, François Busnel, les livres sont comme « un radeau de survie ».
Mais il n’a rien d’un radeau frêle car sur l’embarcation, il y a foule : la chanteuse Dua Lipa affiche son goût pour la lecture sur Service95, la « conciergerie culturelle » en ligne qu’elle a créée. Elle recommande des livres, interviewe des auteurs. Et s’implique : elle a visité une prison dans la banlieue de Londres pour promouvoir la lecture auprès des femmes détenues.
C’est surtout dans la vraie vie que le livre s’affiche, se « met en scène ». Pour l’éloge de la culture livresque, le milieu de la mode n’est pas en reste : Kenzo ou Céline ont ainsi choisi la Bibliothèque nationale de France, fraîchement rénovée, comme un écrin pour leurs défilés – certes leur QG est juste à côté. On a ainsi vu des livres défiler au bout d’un ruban. Et de façon plus pragmatique, la mannequin Liya Kebede a conçu un « bookbag », à savoir des lanières de cuir qui entourent astucieusement ses bouquins préférés pour mieux les transporter – et qu’elle vend bien sûr en ligne dans sa « Liyabrairie »(2).
Mode ? Livres ? On pense forcément au « fou de livres » feu Karl Lagerfeld, le bibliophile en chef dont le fantôme hante encore la librairie Galignani à Paris. Collectionneur de (très) nombreux ouvrages et beaux livres, en 1999, il s’était même offert sa propre librairie : 7L, rue de Lille, à deux pas de Saint-Germain-des-Prés, également maison d’édition. Les livres, Karl Lagerfeld les voulait toujours à portée de main, avec des titres bien visibles, ce qui confère à l’ensemble une atmosphère irréelle, comme une boîte à livres. Si la librairie est ouverte au public, la bibliothèque-studio, espace privé aux dizaines de milliers d’ouvrages, sert aujourd’hui de « salon de lecture », sanctuaire pour des événements très sélects. Ancienne proche du grand Karl, Charlotte Casiraghi anime depuis plusieurs années Les Rendez-vous littéraires rue Cambon (siège de la maison Chanel), et pour celle qui a écrit un livre à quatre mains avec son ancien prof de philo, Robert Maggiori, « découvrir le pouvoir des livres, c’est le début de la liberté ».
Hommage au papier
L’objet imprimé mobilise les sens autant que l’esprit. « Je crois toujours au livre, à la mémoire du papier », explique de son côté Sarah Andelman, l’ancienne directrice artistique du mythique concept store Colette. Elle a lancé en 2021 sa propre maison d’édition, Just an Idea Books. Elle avait hâte de transmettre Le Petit Nicolas de Sempé et Goscinny à son fils. « Un classique dont je ne me lasse pas. » A travers Mise en page, événement dont elle a assuré la curation pour le Bon Marché, avec le trait espiègle de l’artiste Jean Jullien – dont « le travail consiste à communiquer le positif dans les choses, à faire sourire les gens, à les faire réfléchir aussi parfois, j’espère » – elle rend hommage au papier et aux histoires qui en découlent. L’univers du livre au sens large. Rendre hommage au travail des libraires lui tenait particulièrement à cœur. Grande voyageuse, Sarah Andelman raconte « son impression d’être dans un film » quand elle déambule dans les librairies comme The Strand à New York ou Cow Books à Tokyo… Elle en a rapporté des tote bags, trimballés (la traduction littérale de « tot » en anglais) avec fierté par les clients, « c’est presque plus fort que le dernier Céline ou Dior, dit-elle, ce côté culturel affiché, comme de signifier leur appartenance à une sorte de religion ». Sarah Andelman s’interroge aussi sur le fait que les librairies font des objets promotionnels, qui sont une source de revenus importante par rapport à la vente des livres eux-mêmes. La galerie Ofr. a vu le jour à quelques encablures de la librairie du même nom. Un cadre brut pour étendre le champ d’expression aux œuvres et accueillir les happenings.
Perrotin pousse les murs
« La France a un attachement historique au livre », explique Emmanuel Perrotin. En février, le célèbre galeriste a poussé les murs dans le Marais, à Paris, et mis en avant les éditions maison pour un événement baptisé « Tous collectionneurs ! », prolongation de son obsession d’ouvrir l’art au plus grand nombre. « Le livre est un média pérenne, qui permet de prolonger la durée de l’exposition et la visibilité du travail de nos artistes ». Des monographies, des livres d’artistes et autres catalogues d’exposition (Claire Tabouret, Xavier Veilhan…) y côtoyaient de nombreux tirages ou objets en série limitée, fruits de collaborations avec les artistes maison (JR, Sophie Calle, Bernard Frize, Takashi Murakami, Paola Pivi…) En effet, repartir avec un livre ou un print est plus accessible que de s’offrir une œuvre contemporaine. « Dès 2011, poursuit Emmanuel Perrotin, la galerie a ouvert une première librairie à Paris, suivie par New York, Séoul, Tokyo, Shanghai et des points de vente ponctuels à Hongkong ». « Une activité que l’on veut développer », dit-on rue de Turenne, preuve que l’on sent que la demande est bien là.
Que révèle de lui la bibliothèque personnelle d’Emmanuel Perrotin ? « Francis Scott Fitzgerald m’impressionne beaucoup… Sa manière d’avoir dégringolé dans la vie après avoir atteint des sommets. Heureusement, je ne bois pas d’alcool et je ne me drogue pas. Donc j’espère continuer sans vivre ce naufrage incroyable. Restons quand même prudents. La fêlure (titre d’une nouvelle de Scott Fitzgerald, ndlr) peut venir là où on ne l’attend pas… »
(1) Comment jouir de la lecture ? Collection ALT/La Martinière.
(2) liyabrairie.com
Adresses :
Librairie 7L, 7 rue de Lille, Paris 7e.
Galerie Ofr., 20, rue Dupetit-Thouars et 1, rue Eugène-Spuller, Paris 3e.
Galerie Perrotin, 10, impasse Saint-Claude, Paris 3e.