Bijoy Jain, le ventre de l’architecte

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Le Studio Mumbai est à l’image de son fondateur Bijoy Jain, un architecte paisible et en mouvement, adepte du yoga et branché sur tous les sens. L’exposition que lui consacre la Fondation Cartier raconte une œuvre entre gravité et apesanteur qui invite le public à une vibration collective.

Mumbai, anciennement bombay, environ 21 millions d’habitants, difficile d’avoir un chiffre fiable. Dans les rues de la plus grosse ville indienne, la circulation anarchique et le bruit continu dominent. Mais à Byculla, quartier historique et populaire situé au sud de la mégalopole, il suffit de franchir une lourde porte métallique patinée pour découvrir un havre de paix. Il faut encore pousser un léger portail en bambou et emprunter une allée étroite noyée dans la végétation tropicale menant à la maison-studio de l’architecte Bijoy Jain, fondateur du Studio Mumbai. Un lieu façonné par le mouvement, ouvert aux quatre vents, de jour comme de nuit, sans murs ou presque, sans dehors ni dedans, sans clef ni verrou.

« Ma vie fait partie de mon travail, et mon travail fait partie de ma vie. J’aime cette proximité qui me permet de bouger de façon fluide entre ma maison et le studio », explique l’architecte indien dans le film(1) qui accompagne l’exposition(2) que lui consacre actuellement la Fondation Cartier. La façon dont il s’est emparé du bâtiment de Jean Nouvel témoigne de la manière dont cet adepte du yoga et des exercices de pranayama appréhende l’architecture : une expérience physique et sensorielle, entre son et silence, une invitation à la contemplation et à l’introspection, tout en valorisant les savoir-faire traditionnels et les matériaux locaux. Lorsqu’il a créé Studio Mumbai, il n’avait pourtant pas de projet précis, « seulement l’idée d’un espace qui serait bien plus qu’une agence d’architecture réunissant des collaborateurs ». Vingt ans plus tard, s’y croisent donc sept chiens, des architectes, mais aussi des artisans, des techniciens, des dessinateurs qualifiés, qui conçoivent et construisent les projets sur lesquels ils travaillent. Personne n’a de bureau attitré, pas même lui. L’impermanence régit les lieux. « La vie est un ajustement constant, et avec la résilience, le mouvement est sans doute la valeur avec laquelle je me sens le plus à l’aise », confie l’architecte.

copper house ii chondi india 2014 ©mitul desai
Crédit Photo : Neville Sukhia – Mitul Desai

Sixième sens 

Lui-même a beaucoup bougé. Né à Bombay en 1965 dans une famille de médecins, il suit sa fibre artistique et entame des études d’architecture qu’il achève à la Washington University à Saint-Louis (Missouri). Aux Etats-Unis, il assouvit son appétence pour la dimension manuelle du métier à Los Angeles, dans l’atelier de maquettes de Richard Meier, avant de faire un passage à Londres. En 1995, après dix ans passés à l’étranger, il rentre en Inde et crée le Studio Mumbai. L’architecte fonctionne à l’intuition : « Il me fallait revenir pour me rapprocher de ce sixième sens essentiel dans mon travail. » Pour Bijoy Jain, il est important de ressentir le genius loci (l’esprit du lieu) et de révéler le potentiel des sites sur lesquels il intervient sans jamais verser dans la fascination : « Il faut se montrer attentif au lieu pour ensuite s’en affranchir et ne pas être pris au piège », explique celui qui rechigne à parler de son pays natal comme des bâtiments qu’il a construits.

« Tous mes projets résonnent d'abord avec ce que
je suis, mes différentes facettes… »

Bijoy Jain

Parmi ses réalisations figurent plusieurs maisons privées en Inde. A Alibag, au bord de la mer, la Carrimjee House négocie avec la nature. Elle est pensée de façon à préserver les arbres du terrain sur lequel elle prend place et la végétation luxuriante. Elle est réalisée en briques brûlées, celles qui sont habituellement jetées après un passage trop long dans le four. Bijoy Jain en a décidé autrement. La Palmyra House convoque quant à elle des structures légères en bois discrètement installées dans une plantation de cocotiers. Elle a été construite à la main, en recourant aux techniques traditionnelles, sans qu’aucun engin mécanique ne vienne perturber la nature. Que ce soit en Australie, en Italie ou au Japon, avec lequel il entretient un lien très fort, le recours aux ressources disponibles, les vertus du local et l’économie de moyens traversent son œuvre qui oscille toujours entre vernaculaire et modernité. « Tous mes projets résonnent d’abord avec ce que je suis, mes différentes facettes. Une œuvre ne se contente pas d’exister, elle doit résonner. »

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Crédit Photo : Hélène Binet

Entre architecture, art et artisanat

Mais c’est par le design que Bijoy Jain s’est fait connaître en Europe. La Solo Galerie, à Paris, avait notamment exposé plusieurs de ses pièces en 2016 : « Une chaise, c’est du bâti. Et le bâti peut être une chaise », justifie celui dont la préoccupation principale demeure l’espace, quelle que soit l’échelle. A la Fondation Cartier, l’exposition est un voyage entre architecture, art et artisanat. Bijoy Jain a investi les lieux avec précision, disposant objets et structures dans un étonnant ballet de matières : sol en bouse de vache séchée, structure en bambou, maquettes à la chaux, panneaux de terre… Entre gravité et apesanteur, la narration convoque les sens, invitant les visiteurs à partager une vibration collective, à mille lieues des expositions habituelles d’architecture contemporaine. L’homme, qui refuse les étiquettes, est spirituel et secret. Aujourd’hui, il réalise un vaste chai en pisé (terre crue) pour le château de Beaucastel, à Châteauneuf-du-Pape. 1 200 candidats dont 5 Pritzker Prize (considéré comme le prix Nobel de l’architecture, ndlr) avaient répondu au concours d’architecture lancé en 2017 par le prestigieux domaine. Bijoy Jain – dont le nom circule parmi les prochains lauréats de la distinction suprême – l’a remporté. Son projet, qui fait corps avec le paysage, recourt aux déblais issus des excavations pour bâtir les nouveaux bâtiments. La livraison est prévue cette année.

(1) The Sense of Tuning, Bêka & Lemoine, 98 min, 2023.

(2) Le Souffle de l’architecte, exposition à découvrir à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, jusqu’au 21 avril 2024.

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