Emmanuel Poncet : Vous avez deux jardins, l’un dans la Sarthe, l’autre dans l’Eure, et un verger. En quoi est-ce vital de produire vous-même vos légumes ?
Alain Passard : Lorsque je plante puis récolte, le même jour, à la même heure, un navet dans la Sarthe dont la nature de sol est très sableuse, et dans l’Eure, à la terre très argileuse, ce n’est pas le même navet, c’est fou. De même avec les carottes, les épinards… Je goûte mes légumes comme un vin. Le végétal mérite l’appellation Grand Cru. Lorsque j’ai commencé, j’avais vraiment le sentiment de me rapprocher des vignerons : avoir des jardins comme eux des vignes. En assurant un véritable suivi de la semence à la récolte, j’ai compris qu’un légume est un produit vivant. Comme nous, les légumes ont besoin d’un confort de vie, d’être à l’aise dans la terre. Je suis passé en quelque sorte d’un rapport douloureux à l’animal mort à une relation joyeuse au légume vivant ! Mais je savais qu’en me lançant dans la cuisine légumière, ce serait fabuleux. Qu’elle permettrait aussi de récupérer les épluchures. Et quoi de plus beau que de redonner à la terre ce qu’elle nous a donné ?
EP : Selon vous, qu’est-ce qui a provoqué cette révolution « légumière » ?
AP : Dans la cuisine, le nerf de la guerre, c’est le visuel. Il faut que cela donne envie : un beau gigot d’agneau, une belle poularde… c’est cela qui donne les idées. A la fin des années 1990, la crise de la vache folle a tout bouleversé. Je venais d’obtenir les trois étoiles Michelin et je sentais déjà que l’inspiration me quittait peu à peu, cela ne marchait plus. Je n’avais plus l’image. J’avais du mal à regarder, du mal à goûter, à écouter le chant du feu sur le tissu animal. J’ai failli arrêter le métier. Je suis resté un an comme cela. Je passais voir les équipes le matin, mais au fond, je n’avais plus envie de mettre les mains dans la casserole. Mon regard était éteint. J’étais au bout d’une histoire. J’étais entouré de gens qui peignaient, d’artistes sensibles à la cause végétale. Et puis, un jour, une fenêtre s’est ouverte. Et c’était reparti.
EP : Etait-ce une prise de conscience écologique ou une démarche plus personnelle, un instinct de survie ?
AP : Je ressentais comme une maladie qui gagnait du terrain : toute notion de saisonnalité s’était envolée. Je pouvais utiliser dans ma cuisine des courgettes, des concombres, des tomates en plein hiver, une aberration ! Je faisais fausse route. Encore aujourd’hui, sur n’importe quel marché, ou dans n’importe quelle épicerie fine, on a l’impression que c’est Noël toute l’année ! En mettant le doigt sur cette cuisine légumière, j’allais revenir au rythme des saisons que j’avais connu môme dans le potager de mes grands-parents. J’ai eu envie de retrouver ce que la nature écrit, d’offrir à mes cinq sens une nouvelle histoire, une nouvelle aventure tous les trois mois. Cela a été une délivrance. Si j’ai toujours cet enthousiasme pour la cuisine, c’est parce que je respecte les saisons. On se désaltère en été, on se réchauffe en hiver. Un point, c’est tout. Quand on met des tomates dans sa cuisine au mois de janvier, ce ne sont pas des tomates. Quand vous remettez les saisons à leur place, cela simplifie tellement de choses !
EP : On a le sentiment que porter un soin extrême à la nature sonne pour vous comme une obligation morale.
AP : C’est fabuleux de voir grossir un céleri-rave dont les radicelles vont se nourrir dans la terre. Il s’alimente comme vous et moi ! Ils cassent même tellement bien la croûte qu’après une récolte, le sol est rincé, usé, épuisé. Il faut alors le laisser reposer. Nos jardins sont des partenaires de vie. Sans un bon terroir, un vigneron ne produit pas de bon vin. On travaille nos sols en les nourrissant. Nous avons une telle richesse devant nous ! Et la chance d’être dans un pays où il y a quatre saisons.
Je ne pourrais pas être chef à Singapour ! Il m’arrive de faire un peu d’enseignement auprès de chefs copains, et je vois bien qu’ils sont perdus quand ils pensent leur cuisine avec quatre saisons où qu’ils soient sur la planète. Cela crée une confusion douloureuse. Alors je leur dis, voilà : une saison, c’est vingt saveurs. Point. La nature a déjà tout écrit. Avec un panier de saison, quelqu’un qui n’a jamais fait la cuisine ne fera pas d’erreur gustative. Alors que s’il croise dans la casserole l’hiver avec l’été, le printemps avec l’automne, cela ne marchera jamais. Aujourd’hui, nous sommes en train de lutter pour que les gens mangent bio. Mais ce n’est pas le vrai combat. Le bio reste très cher, tout le monde ne peut pas se l’offrir. Le vrai combat, c’est de remettre les saisons à leur place. Il faut accepter qu’une aubergine disparaisse de votre espace créatif, sinon il n’y a plus de rendez-vous. C’est merveilleux d’attendre des choses.
« J’ai eu envie de retrouver ce que la nature écrit, d’offrir à mes cinq sens une nouvelle histoire, une nouvelle aventure tous les trois mois »
EP : L’Arpège est une table de pouvoir au cœur du quartier des ministères, à Paris, à deux pas de l’hôtel Matignon. Pensez-vous avoir une influence sur nos dirigeants ?
AP : Je leur passe un message à travers ma cuisine : redonner le temps aux choses. Il faut arrêter avec tous ces produits hors sol, hors saison, venus du bout du monde. Favoriser les circuits courts de la production locale. Je leur glisse toujours une petite note à la fin du repas, en leur disant : « Vous savez, il s’agit de notre santé ! » L’alimentation est notre carburant. Et il y a des gens qui mangent la même chose toute l’année. C’est redoutable. J’en parle souvent avec un copain médecin [spécialiste de la maladie de Crohn, ndlr]. Certains facteurs sont liés à une mauvaise hygiène alimentaire. Car notre corps est différemment sensible à chaque période de l’année, il réagit à la température.
EP : Pourquoi n’avoir jamais décliné l’Arpège en marque internationale ?
AP : Parce que j’aime trop mon métier et être dans ma maison. Quand j’ai ouvert ma première adresse, en 1986, c’était un choix de vie. Mes parents n’étaient pas du métier. Jamais je n’aurais pensé avoir un restaurant un jour. J’avais 14 ans lorsque j’ai choisi d’être cuisinier et je n’ai jamais changé d’avis. La cuisine est un acte de générosité, un lien avec les produits, mais aussi avec les clients, les équipes. C’est ça, la cuisine !
EP : Quel serait pour vous le coup d’après ? Quelle serait la quatrième étoile à aller chercher ?
AP : A la différence d’autres chefs, je ne toucherais pas aux insectes. Je n’ai pas la sensibilité. Je veux poursuivre et prolonger mon idée légumière avec les fruits, les herbes, les fleurs. Cela va peut-être vous surprendre mais je me sens encore en apprentissage ! Je pense qu’il faut compter dix ans de travail par saison. Bref, c’est une affaire de quarante ans ! Il y a encore des choses sublimes à faire avec une patate douce, une pomme de terre… C’est un solfège inépuisable. Des années de recherche, d’essais. Comme une toile géante dont il faudrait assembler les éléments pour l’achever. Il y a des moments où c’est épuisant. Comme une ivresse faite d’enthousiasme, mais aussi d’accords qui parfois ne fonctionnent pas. Aujourd’hui, je voudrais parvenir à un gommage maximal du geste.
« Je crois que la cuisine se suffit à elle-même. Elle génère tellement d’émotions et de pouvoir dans la réalisation. C’est un art de vivre »
EP : Qu’entendez-vous par là ?
AP : De nos jours, le maquillage époustouflant, la multiplication des gestes dans la cuisine font peur ! Revenons à des choses simples avec le moins de manipulations possible. Il y a dix ans, je réalisais certains de mes plats avec une dizaine de gestes. Aujourd’hui, je fais les mêmes avec trois, mais il a fallu les trouver. Cela commence au jardin dans le choix du produit. Ensuite, dans une cuisson, par exemple très courte, la découpe, l’assaisonnement, la présentation. Quoi de plus beau qu’une betterave cuite en croûte de sel ? Pourquoi mettrais-je des épices autour ? D’autres chefs, plus baroques, éprouvent le besoin d’une cuisine plus complexe. Moi, je vise la plus simple expression. C’est difficile, c’est aussi une philosophie de vie.
EP : Le geste, justement. Continuez-vous à peindre, à faire des collages, à sculpter ?
AP : Je prends le temps. En ce moment, je travaille le bronze, la fonderie. Cela m’enseigne autre chose. J’ai aussi sculpté la terre, l’argile. Ça me fait énormément de bien. Inconsciemment, il y a sûrement un lien avec la cuisine : dans la texture, la brillance, la chaleur [il montre les tableaux qu’il a peints, accrochés aux murs, ndlr]. Ce sont des plats que j’ai faits, ici un carpaccio de poireau, là-bas, un homard au vin jaune. La macédoine de légumes, là aussi, est géniale. J’aime peindre, aller voir une exposition, écouter un concert de jazz. C’est d’ailleurs en regardant un ballet à la télévision, le corps-à-corps des danseurs et danseuses, que j’ai eu l’idée de mes premières chimères, coudre ensemble un poulet et un canard, un agneau et un pigeon. Je peux traduire d’un point de vue culinaire ce que je suis en train de voir. C’est une source d’inspiration. Mais au fond, je crois que la cuisine se suffit à elle-même. Elle génère tellement d’émotions et de pouvoir dans la réalisation. C’est un art de vivre. Le jazzman Michel Petrucciani disait qu’il avait « toujours de la musique dans la tête ». Moi, j’ai toujours un marché dans ma tête, une carotte, un navet. Je peux les regarder pendant un quart d’heure, des heures ou des jours, je les prends et je me dis qu’ils sont à la fois une œuvre, une sculpture, une peinture. Hier, j’ai eu l’idée de recommencer à travailler la cuisson du varech au four, cette algue que l’on trouve sur les plages en Bretagne. C’est très beau, avec énormément de saveurs.
EP : Diriez-vous que cette passion-obsession pour le légume et la terre est littéralement une manière de vous reconnecter à vos racines ?
AP : Oui, c’est lié. Mes grands-parents paternels et maternels avaient des potagers. Nous avions des rendez-vous avec la nature. Aller cueillir la tomate sur sa branche était un rendez-vous. A l’époque, tout le monde possédait un jardin à la campagne. Les marchands de légumes n’existaient pas. Vous alliez cueillir les cerises, les fraises, les pois gourmands, les pommes nouvelles. Et cela mettait en joie. Alors pourquoi, à 13 ans, ai-je choisi cette voie ? Sans doute parce que l’une de mes grands-mères faisait très bien la cuisine. Et parce que je viens d’un village, en Bretagne, où la table était présente partout. Ma chambre était quasiment collée au fournil mitoyen d’un très grand pâtissier. J’ai grandi au rythme des pétrins qui tapaient la brioche, des croissants qui sortaient du four. Quand vous avez 12 ou 13 ans, cela marque. Toutes mes vacances scolaires, je les ai passées chez le pâtissier ! J’ai été aussi influencé par les costumes de l’époque. Avec les gars qui sortaient en pantalon pied-de-poule, toque, tablier clair et veste blanche pour aller bosser. Cela a été déterminant dans ma vocation.
EP : Question désormais rituelle de notre magazine, qu’est-ce qui incarne le Beau avec un B majuscule pour vous ? Si vous aviez à le définir en quelques mots.
AP : Le Beau est un miroir de la nature, comme peuvent l’être l’art et une bonne recette. Le grand livre du beau s’écrit avec la nature et avec un minimum de gestes.
Arpège, 84, rue de Varenne, Paris 7e.
Téléphone : + 33 (0)1 47 05 09 06.
Site web : alain-passard.com
Instagram : @alain_passard
Alain Passard
Il commence sa carrière à 14 ans.
A 26 ans, il devient le plus jeune chef récompensé par deux étoiles.
En 1986, il achète son actuel restaurant, Arpège, et obtient dix ans plus tard sa troisième étoile. En 2001, il abandonne la viande rouge dans ses menus pour privilégier les légumes qui proviennent de ses deux potagers.