Nikos Aliagas : Je précise pour les lectrices et les lecteurs de BEAU Magazine que nous réalisons cette interview par téléphone, car tu es au Canada en ce moment… Décris-moi ce que tu vois autour de toi ?
Pomme : Un lac avec des nénuphars, au milieu d’une immense forêt.
NA : Quel est ton lien, ton rapport avec la nature ?
P : Une nuit m’y suffit pour me réveiller avec le sentiment de tout recommencer, d’avoir une autre vie. Dans la nature, je me sens toujours renaître.
NA : Tu es une artiste engagée envers la cause des femmes, de la nature… Est-ce une évidence de raconter ce qui était important à tes yeux ? Penses-tu que ta voix compte aussi pour les autres ?
P : J’ai toujours été sensible à l’écologie, aux inégalités et aux discriminations en général, au fait que nous n’avons pas les mêmes privilèges. Ces questions-là me touchent particulièrement. Les non-privilégiés n’ont ni l’espace, ni le temps, ni l’opportunité de s’exprimer dans les médias. J’ai eu la chance de grandir avec des parents qui ont une conscience écologique. D’avoir un public et une communauté qui me suivent, de pouvoir en parler dans les médias, et je pense, j’espère, que ça pourra avoir un impact plus global. J’agis aussi. Je fais par exemple des ventes de produits usagés sur Vinted afin de récolter de l’argent pour des associations. Ce sont des actions concrètes qui peuvent aider à résoudre des problèmes.
NA : Tu as pu afficher simplement ton homosexualité, dire « voilà, j’aime une femme, et c’est comme ça ». A une autre époque, cela aurait pu être risqué pour ta carrière… Penses-tu que ta génération a imposé cette manière de dire les choses ou est-ce les mentalités qui sont capables de les entendre ?
P : C’est à la fois lié à ma génération et au changement des mentalités. Mais aussi aux médias. De plus en plus de médias indépendants s’engagent, proposent de nouvelles formes de communication sur le papier ou les réseaux sociaux. Il y a dix ans, quand j’étais adolescente, on trouvait peu d’informations sur Internet, maintenant il n’y a plus vraiment d’excuses, ça change les choses… J’ai la chance d’avoir cet espace pour parler.
«Une nuit dans la nature me suffit pour me réveiller avec le sentiment de tout recommencer, d'avoir une autre vie. Je me sens toujours renaître »
NA : Sur la pochette de ton dernier album Consolation, tu rends hommage à Claude Ponti [auteur et illustrateur de la littérature jeunesse, ndlr]. Qui sont les artistes qui t’inspirent, les artistes du beau, ceux qui te nourrissent ?
P : Claude Ponti reste une grande source d’inspiration, un artiste rare. J’ai eu la chance de lire ses livres quand j’étais enfant, et je les ai redécouverts adulte. Des livres inspirés de choses sombres, très dures, qu’il a vécues. Il dit ouvertement qu’il a connu l’inceste, les violences de ses parents, de son grand-père, qu’il s’est fait virer de chez lui, et que sa vie a été très compliquée. Pourtant j’ai l’impression que, dans ses dessins, il y a à la fois une magie et une poésie qui me touchent, quelque chose de fantastique. J’ai eu besoin de croire aux choses que l’on ne voit pas, qui sont magiques. Et qui m’ont aidée à faire face au quotidien, aux appréhensions, aux questions de l’enfance, même à la mort. Je me suis toujours dit qu’il y a des mondes de personnes minuscules qu’on ne voit pas, que l’on ne verra jamais et qui sortent la nuit. Ma mère a eu l’intelligence et la brillante idée de me nourrir avec ça. Petite, j’avais dans mon placard un petit village de lutins. La nuit, elle y mettait des surprises pour que le matin, au réveil, je puisse me dire « les lutins m’ont apporté une noisette »… J’ai besoin d’émerveillement, de croire en des éléments que je ne peux pas voir, et Claude Ponti est issu directement de cette partie de ma personnalité, comme un espoir.
NA : Belle image, qui peut être un remède pour le lendemain, croire à la magie de la vie, aux rencontres, à des coïncidences qui ne le sont pas… Qu’est-ce qui t’émerveille, aujourd’hui que tu es adulte et artiste reconnue, que tu as du travail, des responsabilités ?
P : Les relations d’amitié ou d’amour saines construites sur la communication, l’amour inconditionnel, l’acceptation des différences de l’autre. Je le vis avec mes amis qui sont là depuis des années. Ce n’était pas évident. Car j’ai plutôt un tempérament solitaire et indépendant, je n’ai pas l’habitude d’aller vers les autres. Heureusement, j’ai ce rapport particulier à la nature qui m’aide. Hier, en arrivant dans ce chalet au Québec, je suis allée cueillir des herbes pour les cuisiner, tant de choses peuvent être consommées dans la nature, mais nous l’ignorons par manque de sensibilisation, par nos vies citadines… Hier, j’ai donc cueilli des pissenlits et j’en ai fait une soupe. Pouvoir manger ce qui pousse sous nos pieds sans l’abîmer et survivre comme ça est tellement rassurant.
NA : Ton métier t’expose, te met à nu, tu es vue par des millions de gens. Comment passes-tu de l’intime à une salle de spectacle devant quatre ou cinq mille personnes pour raconter ton histoire ? Comment franchir ces quelques mètres entre ombre et lumière…
P : Je suis angoissée par ce que l’on attend de moi. Je me mets beaucoup de pression pour plaire. Mais sur scène, cette angoisse s’évanouit, alors qu’il peut y avoir effectivement cinq mille personnes dans la salle. Bizarrement, là, je peux être moi-même, montrer aux autres ce que je suis. Est-ce grâce à l’album Les Failles, qui parle justement de l’acceptation de la non-perfection, que je ressens cela ? Cet album a eu tellement d’impact sur le public que, depuis, j’ai l’impression d’avoir une liberté totale sur scène. Je n’arrive pas à retrouver cela ailleurs.
NA : Dans notre premier numéro, le philosophe Edgar Morin nous confiait qu’après une transe musicale produite par une chanson des Stones, tout était devenu beau à ses yeux. As-tu vécu ce genre d’expérience ? Est-ce que la musique est vecteur de beau ?
P : L’art crée le beau, parce qu’il émeut, remet dans l’instant. Dans la vie, je ne suis pas vraiment douée pour partager mes émotions, la musique me permet d’y parvenir, j’ai donc du mal à m’en passer. J’essaie de faire des pauses de temps en temps, mais ce n’est pas facile, car sans elle, je n’arrive pas à trouver mon équilibre. La création est mon seul moyen d’expression. Elle m’aide à mieux me comprendre aussi.
« Sur scène, je peux être moi-même, montrer aux autres ce que je suis. L'impression d'avoir une liberté totale »
NA : Pour poursuivre sur Edgar Morin, il m’a confié un jour dans un entretien que le monde souffre de cécité… Et toi, Pomme, de quoi penses-tu que souffre le monde aujourd’hui ?
P : L’homme souffre de l’humanité littéralement, parce que l’espace, la Terre n’ont pas besoin de l’humain pour exister. Je trouve que l’humanité part un peu à la dérive, il y a un problème avec les humains, avec les guerres, le territoire, la nature, le racisme… Le monde semble aveugle, oui, à force de faire des choses qui ont de telles conséquences. La Terre et la société souffrent de l’égoïsme de l’humain. Cela demande un véritable effort de sortir de ce moule. Par mon métier, je suis centrée sur moi-même, je parle beaucoup de moi, je réponds à des interviews. Un artiste aime se raconter. Mais cela m’aide dans ma quête d’équilibre perso, cela me permet de voir ce que je peux améliorer. De m’ouvrir.
NA : Sur scène, tes failles deviennent quelque chose de beau… Qu’est-ce que le beau finalement ? La perfection ? Les failles ? L’acceptation de la vérité ?
P : Tout cela à la fois. C’est complexe. Comme les individus. Petite, j’étais très bonne élève pour plaire aux professeurs et aussi parce que j’aimais l’école. Et en même temps, j’amusais la galerie pour me faire des amis que je n’arrivais malheureusement pas à garder longtemps. J’étais hypersensible, j’avais une personnalité plutôt versatile, anxieuse, tout en étant légère, surexcitée et immature.
« L’art crée le beau, parce qu’il émeut, remet dans l’instant »
NA : Que reste-t-il de l’enfant que tu étais ?
P : Quand j’étais petite, mes frères et sœurs étaient si observateurs qu’ils étaient capables de refaire à pied les trajets qu’on parcourrait en voiture ; moi, j’étais tout le temps dans la lune, je ne regardais jamais par la fenêtre. Aujourd’hui, j’essaie d’observer. C’est agréable, mais pas évident. Sur le tournage du film d’Héléna Klotz, La Vénus d’argent (1), j’ai dû, pour jouer la comédie, regarder autour de moi, être présente à ce qui m’entoure, on ne peut pas leurrer la caméra. J’incarne une fille de 25 ans qui vit dans une caserne avec son père militaire, et qui veut à tout prix sortir de sa classe sociale, devenir tradeuse. Il s’agit d’un film qui parle surtout de l’ambition féminine, comment s’en sortir dans un monde la plupart du temps réservé aux hommes. Un sujet qui me touche particulièrement, comme un parallèle avec le milieu de la musique. J’ai aimé cette expérience cinématographique, elle m’a donné l’impression d’être une enfant et de découvrir le monde pour la première fois.
NA : Est-ce qu’avec le temps tu es parvenue à t’accepter ? Qui vois-tu dans le miroir aujourd’hui ?
P : Je suis déjà mieux dans ma peau qu’à mes 19-20 ans. J’éprouve une certaine fierté pour ce que j’ai fait et la personne que je tente de devenir. Même si j’ai toujours mes petits démons que j’essaie d’accepter au lieu d’être en guerre avec moi-même. Je m’accepte en tant qu’artiste. Quand je ralentis et me retrouve face à moi-même, cela reste plus difficile.
NA : Si tu ne devais garder qu’une chose, une personne à tes côtés, tu garderais quoi ?
P : De l’humilité, car elle permet de rester connectée à la réalité. L’intuition, aussi, qui m’a toujours servie. Et l’envie d’être bien entourée, particulièrement par ceux qui sont là depuis toujours. C’est grâce à eux d’ailleurs que j’ai l’intuition la plus claire de ce que je veux dans ma vie.