Jean-Michel Djian : Nous avons tourné ensemble le documentaire Journal d’une vie [Arte, 2021, ndlr], et j’ai le souvenir de toi, immobile devant le mur de la maison, fixant des fourmis en train de s’activer de haut en bas, littéralement happé par ce spectacle. Est-ce cela l’expression du beau ? Est-ce le regard qui d’abord conduit l’ensemble du corps, frissons compris, à tutoyer la beauté ?
Edgar Morin : Je m’en souviens, c’était l’hiver, et la lumière était vive. Je suis happé quand un spectacle, quel qu’il soit, est beau. Mais, plus généralement, le beau nous semble toujours une qualité objective de ce que nous admirons comme telle : visage, paysage, symphonie. Cependant, le sentiment qu’il procure émane d’une émotion esthétique qui, elle, est inévitablement subjective. Alors, nous nous posons la question : un coucher de soleil est-il beau en soi ou est-il beau pour tout le monde ? Nous ne saurons jamais trancher, parce que nous ne voyons pas les choses en soi, mais traduites par nos sens et notre cerveau. La beauté est une traduction des qualités de l’original : nous puisons en nous ce qui va nous plaire et nous transporter. Mais peut-être existe-t-il des beautés pouvant être reconnues à la fois anthropologiquement et universellement, je ne sais pas.
Longtemps, pour les Occidentaux et les Européens en particulier, la beauté physique avait son archétype dans les corps et les visages des statues grecques, puis ils ont reconnu des beautés différentes dans des visages féminins vietnamiens, chinois, africains… En musique, la beauté est très diverse, plus complexe, mais il a fallu du temps pour découvrir, comprendre et apprendre la beauté du chant arabe d’Oum Kalthoum ou des koto et shamisen japonais.
JMD : Cela signifie que la beauté se transmet, avec ce qu’il faut de clés et d’apprentissages pour la faire sienne ? Ou le beau existe-t-il en soi ?
EM : Peu importe si le beau existe en soi, du moment qu’il existe en nous. Il surgit des formes, des couleurs, des paysages, des tableaux, des romans, des films, d’une procession de fourmis, d’un vol d’hirondelles, d’un sourire, d’une chanson, d’un match de foot ou de rugby, d’une relation d’amour, des fleurs. La nature et la culture se conjuguent en silence pour nous donner la jouissance admirative du beau.
L’homme en se rasant et en s’habillant , la femme en se fardant ou en se coiffant cherchent consciemment ou inconsciemment à exprimer le beau pour eux-mêmes, mais aussi pour autrui. On peut se demander si les couleurs et ornements des espèces animales ne viennent pas d’une telle intention, comme les fleurs qui se font belles pour séduire les insectes pollinisateurs, mais aussi pour se distinguer.
La nature a créé de la beauté, la vie en a inventé une autre, et l’être humain a pu la nommer pour en jouir.
« Au bout du compte, que cela soit naturel ou culturel, le beau nous dépasse. Comment expliquer, si ce n’est au travers de quelques facilités qu’une transe musicale produite par une chanson des Stones a pu me permettre de trouver tout beau, de tout voir en rose ? »
JMD : Le philosophe s’offusque-t-il de constater que ce mot est convoqué pour tout et n’importe quoi ? De « beau-père » à « beau parleur », en passant par « beau temps » ou « beau comme un dieu »…
EM : Le beau est comme tous les mots importants, polysémiques, mais son emploi principal est l’expression d’une émotion esthétique admirative. La vérité que peut atteindre le beau échappe non seulement à la littérature, mais aussi à la philosophie : c’est Claudio Magris qui a dit ça à propos de la poésie. C’est tellement vrai.
Nous vivons dans une époque où poètes et peintres nous ont aidés à trouver le sentiment du beau devant ce qui était ressenti comme laid, les baraques foraines pour Rimbaud, la viande de boucherie pour Soutine. Personnellement, je trouve belle la médina grouillante de Marrakech et moche le quartier bourgeois de Guéliz, alors que les Marocains embourgeoisés le trouvent beau. J’ai vécu un temps dans ce qu’on appelait les îlots insalubres du 4e arrondissement de Paris. Mais après des ravalements, on a considéré ces quartiers comme étant le Beau Marais. Le malheur et la misère sont des inhibiteurs du sentiment du beau, mais le bonheur d’y vivre peut faire en sorte de considérer que le tout est beau. Nous sommes bouche bée devant une image du désert. Est-elle belle pour le Touareg, pour le caravanier ? De même, s’agissant de la forêt amazonienne qui nous apparaît belle : l’est-elle pour les peuples indigènes qui y vivent ? Je crois que tous les humains sont capables d’admirer les étoiles. Mais le fait de chercher à se distinguer et aussi à se rassembler a conduit les civilisations à créer de la beauté. Dans des grottes, en dessinant et en sculptant d’abord simplement pour se dépasser, défier la mort, marquer son identité, provoquer, séduire, laisser une trace. Colliers, parures, tatouages sont des concentrés de beauté dans laquelle l’imagination est à l’œuvre.
JMD : Dans Regard sur le sport, une vidéo réalisée en 2011 pour l’Insep [Institut national du sport, de l’expertise et de la performance, ndlr], tu parles plus de beauté que de compétition. Célébrer un vainqueur ne semble pas t’intéresser, en revanche, tu te réjouis de la qualité du spectacle…
EM : C’est vrai, je jouis des matchs de football et de rugby sur un écran, non pas comme un supporter, mais comme un spectateur épris d’esthétique. Un beau et bon goal donne une forme d’extase poétique à ceux qui cherchent une émotion plastique, stylistique. Au fond, le beau est aussi partout où le corps exulte, se niche dans la fulgurance esthétique. Je dis que l’esthétique est désintéressée au sens matériel, pécuniaire, égoïste, mais elle peut être affectivement intéressée lorsque je souhaite la victoire d’une équipe de football. Mon esprit est totalement disponible pour goûter la beauté du jeu adverse, ce qui signifie qu’elle transcende l’idée même de compétition.
JMD : Quand tu évoques l’époque où tu travailles sur les fondements de La Méthode [1977, ndlr], tout semble beau : New York vu du 60e étage d’un gratte-ciel où tu rédiges, Angie des Stones écoutée en boucle, les femmes toutes magnifiques… La beauté prédispose-t-elle à soulager les âmes, à être en communion, voire à donner un sens à l’existence ? Est-ce naturel ou culturel ?
EM : La culture peut développer, orienter, atrophier un sentiment naturel de caractère affectif, admiratif et désintéressé. Mais au bout du compte, que cela soit naturel ou culturel, le beau nous dépasse. Comment expliquer, si ce n’est au travers de quelques facilités, qu’une transe musicale produite par une chanson des Stones a pu me permettre de trouver tout beau, de tout voir en rose ?
Il faut tout de même constater qu’au-delà de la nature, sans création esthétique, il n’y a pas de beauté renouvelée, pas de sentiment de dépassement. Pas de vie sans beauté tout simplement. On ne vit pas sans une proximité consciente ou inconsciente avec la beauté.
« Je goûte le beau en vivant et en poétisant »
JMD : Les signes de décadence civilisationnelle (ou qui veulent la signifier) font état du laid comme d’une réponse au beau. On l’a vu avec certaines formes d’expression du punk ou, aujourd’hui, du street tag. Est-ce une question de mode ? Et qui, au fond, légitime la beauté contre la laideur ?
EM : Le laid esthétisé peut devenir poétique. C’est valable pour tout, pour le punk, le rap, les tags, la mode vestimentaire. Mais l’image a aussi la capacité d’esthétiser des laideurs. L’abondance des clichés sur les écrans crée des distorsions dans la perception du beau, pour le meilleur comme pour le pire. Il n’en reste pas moins qu’il y a, et il y aura toujours, une part subjective d’appréciation entre ce qui est beau et ce qui ne l’est pas.
Dans l’esthétique musicale, la beauté d’une symphonie de Chostakovitch comporte des dissonances, des violences que le goût ancien considérait parfaitement insupportables et laides. Combien de fois m’est-il arrivé de changer d’avis sur une œuvre, dans un sens ou dans un autre ? Le cerveau phosphore beaucoup sur ce terrain-là.
Par exemple, je trouve que les immeubles haussmanniens de Paris sont beaucoup moins beaux que les immeubles pré-haussmanniens. Et comment pouvoir dire que les HLM sont beaux ? Difficile.
En revanche et malgré ses vices, la société industrielle n’a pas créé que de la laideur. Elle possède en elle une beauté propre : celle d’une locomotive à vapeur, puis celle d’un TGV. Il s’agit d’un type de beauté qui vient du souffle quasi respiratoire de ces machines, de leur design, de leurs lignes pures ; il y a la beauté de feu de la fonderie et de la coulée d’acier, les gestes de l’ouvrier. Il y a une esthétique industrielle qui s’efforce d’ajouter un peu de beau à l’utilitaire en lui donnant des formes aimables.
C’est là que la publicité entre en jeu dans les processus contemporains de la fabrication de la beauté. Certaines affiches publicitaires sont belles et inventives, mais ce sont leurs invasions murales qui enlaidissent les murs, donc les villes. En ce sens, la beauté est aussi une affaire politique.
Je suis frappé qu’à Rome tout est beau dans le centre historique, non en dépit mais à cause du mélange des siècles de constructions jusqu’au xixe siècle ; que tout ce qui y soit construit de moderne soit sans intérêt, comme le Parioli, ni beau ni laid à mes yeux, et franchement laid dans les constructions sinistres du xxe siècle et surtout d’après-guerre.
Il y a une dialectique permanente entre le beau et la laideur qui, à l’évidence, va privilégier celles et ceux dont le regard critique est le plus aiguisé.
« La nature continue à produire de la beauté même dans le désastre »
JMD : En tant qu’amoureux de la poésie (ce que peu de gens savent), comment expliques-tu l’articulation entre un Rimbaud toujours présenté comme « beau » et la substance esthétique de sa poésie ? La poésie est-elle le lieu cérébral où la beauté trouve sa forme la plus brute, définitive, aboutie ?
EM : Il faut le répéter, le beau est un jugement qui énonce l’émotion esthétique.
Cette émotion est une de celles que nous donnent la poésie, pas seulement celle des poèmes, mais la poésie vécue. Tout jeune, j’ai été ému par des poèmes comme Le Lac de Lamartine, Booz endormi de Victor Hugo, Les Nuits de Musset, La Mort du loup de Vigny, El Desdichado de Nerval, puis je suis arrivé à Rimbaud qui exprimait les secrets de l’adolescence, mes secrets. La poésie ne fait pas que chanter la beauté, elle la fait aussi pleurer, vibrer. Elle ne fait pas que nous mettre en face des beautés de la vie et de la nature, elle est seule capable de nous faire considérer en face leur tragédie et nous en fortifier. Force ou faiblesse, te voilà : c’est la force, disait Rimbaud.
J’ai composé des poèmes ; les plus anciens ont été perdus, sauf Mon adieu à Paris, en 1940, puis j’en ai fait après la guerre, jusqu’à l’âge de 30 ans. Je croyais que ces poèmes avaient un aspect « prévertien », ce qui est vrai pour la forme, mais ils étaient l’expression d’un mysticisme érotique devant les visages et les formes féminines et aussi devant la poésie du métro parisien…
Je les ai apportés à Prévert, que j’avais rencontré à Saint-Paul-de-Vence grâce à mon ami poète André Verdet, et les lui ai laissés. Quand j’y suis retourné une année plus tard, Prévert, très froid, a cherché mes poèmes et me les a remis sans un mot. Cela m’a totalement inhibé, et ensuite, j’ai été incapable d’en écrire – sauf une fois, en avion. Mais grâce au surréalisme, j’ai compris définitivement que la poésie devait être vécue. Je goûte le beau en vivant et en poétisant.
Mon écriture, même dans mes ouvrages scientifico-philosophiques, essaie d’être un peu poétique par le jeu des mots, des allitérations, des métaphores. Le beau s’y niche toujours un peu.
JMD : La beauté du monde telle que nous la magnifions depuis la nuit des temps est-elle en péril depuis que la planète semble en sursis ?
EM : J’avais depuis longtemps remarqué que l’intense circulation automobile empêchait de voir la beauté de certains quartiers, mais si on observe bien, elle ressuscite dès que les rues sont piétonnisées.
Certes, la fonctionnalité des immeubles, des véhicules, des TGV peut générer de belles formes et donc créer de la beauté. Mais les toits des anciennes maisons adaptés aux vents et intempéries ont pour nous une beauté dans leur fonctionnalité. Le récent d’hier devient laid, mais le plus ancien d’avant-hier peut nous donner un sentiment de beauté. Il suffit de constater la destruction des forêts, la disparition des oiseaux, papillons, coquelicots, là où s’est imposée l’agriculture industrielle ; la dévitalisation des villages où il n’existe plus ni bistro ni boulanger, tout cela est destructeur de beauté. Il ne nous reste plus que nos yeux pour pleurer. Où trouver du beau là-dedans ?
En revanche, et c’est le paradoxe, la nature continue à produire de la beauté même dans le désastre. L’océan, même souillé et dépeuplé, demeure beau. Tout ce qui brûle produit de la beauté : en dépit de l’effroi ou de la désolation qu’il suscite, un incendie peut être esthétiquement fascinant. En tant qu’auteur de Rimbaud en feu, tu dois le savoir, non ? (Rires)
Plus sérieusement : tout ce qui est poétique est beau, même si la vie est faite d’alternance de prose et de poésie. Pour dire les choses, la prose est ce qui nous contraint, nous ennuie, nous tourmente, la poésie, ce qui nous fait aimer, nous émerveille, et parfois même nous donne un sentiment d’extase. Nos centres cérébraux établissent alors la séparation d’un çà et d’un surmoi inhibés, le moi se perd mais en se retrouvant dans un état de fusion infinie. Quel indicible sentiment !
JMD : Pour conclure en beauté : as-tu déjà « assis la beauté sur [tes] genoux » ? L’as-tu, comme Arthur Rimbaud, trouvée parfois « amère » ?
EM : Non, aucunement, je me suis mis à genoux devant elle, ET plus encore, j’ai adoré quand elle se mettait sur mes genoux.
Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né le 8 juillet 1921 à Paris, est un sociologue et philosophe français. A partir des années 1950, il occupe une place importante dans la vie intellectuelle et politique. Il est notamment reconnu pour ses travaux sur la « pensée complexe ».