Mona Chollet, « élargissons sans cesse la palette du beau ! »

Qui a dit que le monde des idées est incompatible avec la jouissance de la beauté ? La journaliste et autrice Mona Chollet qui réfléchit depuis longtemps aux dérives de la société de consommation, à la place assignée aux femmes ou aux manières de réinventer l’amour, collectionne aussi les images glanées sur les réseaux sociaux et n’apprécie rien tant que danser sur des tubes d’a-ha ou de Niagara. Elle répond aux questions de Beau et se livre joyeusement.
Le 13/05/2024
Interview par Emmanuel Poncet
Photographie par Emma Picq
Qui a dit que le monde des idées est incompatible avec la jouissance de la beauté ? La journaliste et autrice Mona Chollet qui réfléchit depuis longtemps aux dérives de la société de consommation, à la place assignée aux femmes ou aux manières de réinventer l’amour, collectionne aussi les images glanées sur les réseaux sociaux et n’apprécie rien tant que danser sur des tubes d’a-ha ou de Niagara. Elle répond aux questions de Beau et se livre joyeusement.

Emmanuel Poncet : Il y a une connexion presque magique entre votre livre D’images et d’eau fraîche (1) paru chez Flammarion, votre « revendication primaire et entêtée », je cite, de la recherche du beau, et le manifeste de Beau Magazine. Cette quête de beauté aurait-elle quelque chose d’impérieux pour vous dans le monde d’aujourd’hui ?

Mona Chollet : Je crois que cela s’inscrit avant tout dans un parcours, un cheminement personnel. Lorsque, comme moi, on a une formation et un parcours de gauche, voire d’extrême gauche, on peut développer une vision du monde, un côté un peu puritain avec lesquels, se laisser aller à contempler la beauté, cela ne paraît pas très sérieux. Ce n’est pas comme ça qu’on va faire la révolution, en quelque sorte ! Je cite dans mon livre Susan Sontag qui disait que les images sont des pièges destinés à nous endormir. Je crois que je me suis longtemps débattue dans des espèces… non de contradictions mais d’interdits, je dirais. Se préoccuper de beauté, en somme, c’était un peu bourgeois, quoi ! (Rires.)

EP : Mais alors qu’est-ce qui a changé votre perception ?

MC : Je pense que j’ai dû un peu mûrir, forcément. Et que l’époque, elle aussi, a changé, bien sûr. J’ai été si longtemps immergée dans le monde des idées, obsédée par le fait de lire, de m’informer, de changer le monde, que c’est devenu un peu empoisonné, anxiogène, déprimant, au fil du temps. Même si j’imagine qu’il reste des luttes, des gens qui essaient de construire d’autres modèles de société, globalement l’univers dans lequel on baigne est devenu tellement noir que la question de « comment on tient le coup dans tout cela ? » se pose. Dès lors, la revendication de chercher de la beauté s’impose ! Car on ne peut pas baigner constamment dans le négatif. On a besoin de choses qui nous rappellent pourquoi on aime la vie. Une manière de reprendre la main. Ne pas se laisser happer par des logiques d’excitation éphémères qui peuvent nous faire très facilement passer à côté de notre vie. J’ai vraiment vu le danger, en étant journaliste, de cette tentation d’être engloutie par Twitter. Quitte à être addict à un réseau social, sous perfusion numérique, autant que ce soit un réseau social qui procure du beau, comme Pinterest ou une certaine partie d’Instagram…

"J'ai vraiment vu le danger en étant journaliste, de cette tentation d'être engloutie par Twitter"

Mona Chollet

EP : C’est l’un des paradoxes de votre livre : le salut lui-même passerait par ces plateformes !

MC : Oui, mais parce que, autant le côté addictif de Twitter est destructeur, autant celui des plateformes que j’ai citées est nourrissant. J’aime bien que cela soit une pratique quotidienne. Tous les matins, je regarde quelles images sont tombées dans mon flux RSS. Je les trie. Il est rare qu’il n’y en ait pas une par jour au moins qui me plaise, me touche, produise une petite étincelle.

EP : Dans votre vie de tous les jours, expérimentez-vous aussi des moments de beauté ?

MC : Oui, c’est une sorte de yoga de l’œil ! (Rires.) C’est un temps de suspension du conflit, une sociabilité universelle. S’approprier une image, c’est aussi la partager. J’ai des abonnés sur toutes les plateformes. Et j’aime bien communiquer sur un mode très pacifique sur ces réseaux. On n’y passe pas son temps à s’engueuler et à mesurer ce sur quoi on n’est pas d’accord. Le fait qu’on puisse partager des images avec des inconnus à l’autre bout du monde me fascine totalement. On ne connaît même pas leur nom. On partage juste un émerveillement et un goût communs. C’est très reposant !

"Aujourd'hui, il y a un lien organique, horizontal, beaucoup moins élitiste entre toutes les sphères de la beauté"

Mona Chollet

EP : La dimension d’abondance est très présente et étonnante dans votre livre. L’expérience du beau, aujourd’hui, ne se doit-elle pas d’être singulière, sobre, rare… ?

MC : Pour moi, au contraire, c’est justement la notion de profusion qui procure l’émotion. Mais attention, cela se fait patiemment, en ajoutant chaque élément après l’autre, en élargissant très progressivement le champ. Il y a dans la contemplation du fil chronologique un émerveillement à voir l’œil rebondir d’une image à l’autre, un effet tremplin pour l’œil, qui est sans fin et que j’aime beaucoup. Il y a une dimension curative pour moi, comme s’il fallait cette abondance pour contrer tout le négatif, la laideur, et le désespoir que l’on absorbe par ailleurs. Je crois que je suis en train de guérir de plusieurs décennies de mépris du « positif », voilà ! (Rires.)

EP : Aujourd’hui, le beau n’est plus asséné comme une vérité révélée par des « initiés » en surplomb. La fin d’une conception un peu canonique, platonicienne en quelque sorte ?

MC : Oui, absolument, Quand j’ai découvert les comptes Tumblr, par exemple, cela m’a complètement fascinée. Que chacun puisse rassembler et partager avec autant de précision et de finesse, et à cette échelle, c’est fou. Et on trouve d’ailleurs très vite sa « famille ». Internet a fait sauter un énorme verrou, chacun peut contribuer à définir le beau. Qui n’est plus bombardé d’en haut. Aujourd’hui, il y a un lien organique, horizontal, beaucoup moins élitiste entre toutes les sphères de la beauté. La catégorie du beau s’étend énormément, et donne lieu à ce « commerce » très intense où il est possible de tout partager, faire circuler. Même les écrivains partagent aujourd’hui beaucoup plus horizontalement leur travail d’écriture, c’est une révolution. C’est aussi vrai, par exemple, pour un sujet qui me tient à cœur et qui est celui de la beauté des femmes. Celles-ci étaient vraiment prisonnières de l’esthétique des magazines, de la pub, du show-biz, pour la définition de ce qu’est ou doit être une belle femme. A l’époque, il n’y avait aucune alternative ! Aujourd’hui, les réseaux ont, d’un côté, décuplé la tyrannie du corps parfait, mais en ont aussi développé tous les antidotes. Combien de femmes et d’hommes ont pu, grâce aux réseaux, mettre en scène différemment, changer la définition de la beauté physique ? C’est une véritable contre-révolution. Cela a d’ailleurs obligé le show-biz, la pub et les magazines à s’adapter, à changer leurs canons de beauté, même un peu. J’ai l’impression de faire partie de cette génération qui a vu s’ouvrir cet univers de la norme esthétique.

EP : Dans votre vie de tous les jours, expérimentez-vous aussi des moments de beauté ?

MC : La danse, sans hésitation ! J’adore danser. Seule ou avec des amis. Et ce sont vraiment des moments extraordinaires. Dès que l’on se met à bouger sur de la musique, on se sent beau soi-même. On trouve les autres beaux. C’est l’une des activités que je préfère : c’est tellement joyeux ! Même si c’est du pop-rock de ma génération, pas de la musique classique : plutôt Khaled, Rachid Taha, Elli Medeiros, Britney Spears, Baby One More Time, Niagara… Mes amis se moquent de mes goûts musicaux. (Rires.)

EP : Qu’est-ce qui se joue là dans la danse ?

MC : Je ne sais plus qui a dit que danser, c’était comme nager sans eau. C’est tellement juste ! Il y a une harmonie qui arrive par les sons, le fait d’accorder son corps sur cette harmonie, c’est une pulsion tellement vitale ! Le succès du film de Cédric Klapisch, En corps, a montré à quel point les confinements avaient redonné cette envie de danser, de retrouver cette pulsion des plus basiques. Vivre ici et maintenant. Danser est l’une des choses que l’on a à portée de la main les plus faciles pour se sentir vivre dans l’instant. Et puis, c’est une forme de communication géniale !

EP : Un film, ou l’image d’un film, qui incarnerait la beauté ?

MC : J’adore Pedro Almodóvar. Son esthétique exubérante a beaucoup compté pour moi. Le premier film que j’ai vu de lui, Talons aiguilles (2). Le jeu avec le genre, l’identité sexuelle. La profusion, l’abondance, l’exubérance de couleurs. On y revient ! Une des images qui m’a marquée, c’est la scène où la mère meurt. Elles sont dans une pièce en demi-sous-sol, avec un soupirail. A travers ce dernier, on voit les talons d’une femme qui s’approchent, s’arrêtent un temps… puis finissent par s’éloigner. C’est pile à ce moment-là que la mère meurt. J’avais trouvé très belle cette métaphore de la mort de la mère. Il a une manière de montrer les choses tristes et dramatiques sur un mode très glamour.

EP : Y a-t-il des choses belles, des images belles, que vous ne trouvez plus belles du fait de l’époque de réinvention du regard dans laquelle nous sommes, dans l’après-#MeToo ?

MC : Mon œil a changé, oui, et je me suis aperçue que des œuvres que j’avais beaucoup aimées avaient des aspects problématiques. Mais, finalement, je crois… que je ne les aime pas moins ! Dans mon livre Réinventer l’amour (3), par exemple, je parlais du groupe a-ha avec lequel j’ai grandi dans les années 1980. J’adorais quand j’étais ado. L’une de leurs chansons, I’ve Been Losing You, est l’histoire d’un type qui vient de tuer sa compagne et lui demande de lui venir en aide… Eh bien, c’est terrible parce que j’aime toujours cette chanson ! Si je l’écoutais aujourd’hui pour la première fois, je serais juste horrifiée : c’est vraiment craignos, objectivement ! (Rires) Dans un autre genre, j’aime beaucoup l’écrivain Nicolas Bouvier. Une écriture que je trouve magnifique. Dans L’Usage du monde (4), qui est l’un de mes livres préférés, il y a des passages accablants sur ce qui serait censé amoindrir la beauté des femmes dans certaines régions du monde. Puis il a eu des propos violemment antiféministes plus tard. Mais je finis par me dire que, tant que ce sont juste des notations bêtement misogynes, dont ma culture et ma génération en particulier ont été tellement imprégnées, c’est difficile de faire sans. Je passe outre, alors que beaucoup de jeunes femmes aujourd’hui n’en viendraient même pas à aimer ce genre d’œuvre.

EP : Ne sommes-nous pas justement dans une ère inédite avec de nouvelles conditions possibles de production du beau ?

MC : Oui, et c’est passionnant ! Un moment historique où les femmes ont beaucoup plus la main sur leur propre image. Prenez la dernière cérémonie des Golden Globes. Plusieurs actrices ont dit sur leurs réseaux « attention, nous ne sommes pas comme ça tous les jours ». Salma Hayek a posté sur Instagram son « tapis rouge », en disant : « J’aimerais pouvoir vous dire que je me suis réveillée comme ça. » Kate Winslet a embrayé en disant qu’« il ne [fallait] pas prendre ces images comme quelque chose à imiter. On est comme cela un jour par an seulement ». Alors, évidemment, cela relève aussi un peu de la mise en scène, mais ça a tellement humanisé les stars ! Toutes celles qui parlent du vieillissement, comme ces actrices ou l’écrivaine et journaliste Sophie Fontanel, avec un discours très doux, jamais amer ou agressif, contribuent à mettre en circulation des représentations, un contre-modèle de féminisme, indiscutablement. Je dis chapeau. Elargissons la palette !

"Les femmes ont beaucoup plus la main sur leur propre image"

Mona Chollet

EP : Une dernière question, un peu malicieuse, soufflée par les rédactrices en chef de Beau Magazine, je tiens à le préciser : pensez-vous que vos réponses auraient été différentes si votre intervieweur avait été une femme, et non un homme ?

MC : Haha, non, je pense que j’aurais dit les mêmes choses. (Rires.) Evidemment, l’entente avec une femme est plus immédiate, plus directe autour de ces questions de la beauté féminine, de ses normes, etc. C’est super agréable, cette complicité. Ceci dit, il y a une vraie curiosité de ma part autour de la réception de ces idées par les hommes. Quelle est leur perception de toutes ces remises en question de la beauté, de la représentation des femmes ? Qu’est-ce qu’une femme belle ou pas, etc. ? Bref, exactement comme la discussion que nous venons d’avoir ! 

(1) D’images et d’eau fraîche de Mona Chollet, éd. Flammarion, 192 pages, 2022.

(2) Réalisé en 1991.

(3) Réinventer l’amour de Mona Chollet, La Découverte, 261 pages, 2021.

(4) L’Usage du monde de Nicolas Bouvier, éd. La Découverte, 452 pages, 2014.

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