Tout est politique chez Jeanne Friot. De l’engagement pour un vestiaire dégenré à l’usage de stocks de tissus dormants. Ses inspirations, quelque part entre Vivienne Westwood et Marine Serre, sont aussi poétiques et sensuelles, à la manière de sa vision de La Petite Sirène d’Andersen.
« Fashion activist », c’est ainsi que Patricia Lerat, collaboratrice de Jeanne Friot, qualifie la créatrice, manière de souligner cette énergie qui la distingue dans l’univers de la mode. Son engagement, à la frontière du politique et du poétique, en fait un personnage à part dans les Fashion Weeks parisiennes de ces dernières saisons. Pour celle de l’automne-hiver 2023-2024, sa collection « Red Warriors » revisitait dans un rouge écarlate les guérillères de la romancière lesbienne Monique Wittig (1935-2003), chaussées de cuissardes infinies. Pour l’été 2024, Jeanne Friot nous plonge dans une adaptation queer et sensuelle de la Petite Sirène, le conte d’Andersen. Ce printemps, c’est à la Caserne, lieu ressource de la mode responsable du 10e à Paris, qu’elle prépare sa prochaine collection. La cinquième, depuis le lancement de sa marque éponyme en 2020. Le répertoire est clairement posé : une mode non genrée, ouverte à tous, réalisée en France à partir de stocks dormants. Une façon de mettre en vêtements comme on met en mots des thématiques liées au genre, à l’identité, aux droits. « Très jeune, j’ai perçu le côté médium du vêtement, cette possibilité qui s’ouvrait à moi de pouvoir changer les choses dans la société. J’ai compris l’opportunité de créer mon endroit. Une place pour moi, femme lesbienne, et pour tous les gens comme moi », raconte-t-elle.
La créatrice, cheveux platine, s’inscrit dans une double descendance : l’audace et la force du propos d’une Vivienne Westwood, son idole, et la capacité de transformation créative d’une Marine Serre. Elle ressuscite par le jeu du tricot, de la broderie, du tissage, tartans, ceintures, denims arrivés au terme de leur première vie et les transforme en de nouveaux supports narratifs : jeans entièrement tapissés de plumes, kilts punk revisités, tops crochetés entièrement ajourés, tapis de bain transfigurés en jupes pour hommes… Ses silhouettes affranchies, leur côté physique, animées par l’envie de faire bouger les choses, leur mélodie, se révèlent saisissantes.
Inconfort et création
Elle dit avoir « baigné depuis l’enfance dans un milieu culturel ouvert » auprès d’un père artiste plasticien et d’une mère, dans la production musicale. Mais c’est d’un inconfort, de la difficulté de se sentir bien au bon endroit, qu’est née son envie de créer. Après des années en collège privé catholique, l’Ecole supérieure des arts appliqués Duperré, à Paris, lui ouvre une fenêtre de liberté. Elle y suit un parcours sans faute et découvre le monde de la nuit queer, happée par son énergie, son inclusivité. « La moitié de mes amis garçons portent indifféremment des jupes, des robes. Mais lorsque des queers descendent ainsi dans la rue, ils sont encore trop souvent victimes de violence, déplore-t-elle. Cela suscite au mieux de la sidération, souvent de la colère. »
La trentenaire a fait ses classes chez les grands de la mode, avant de se lancer seule et de retrouver ses valeurs. « La génération qui arrive n’accepte plus les brimades, le surmenage sous couvert de paillettes, se réjouit-elle. Les choses changent. Le podium offre toutes les libertés. Je choisis cet endroit comme étendard politique. Je crée, et les gens en font ce qu’ils veulent. Moi, j’aime voir comment cela infuse. » Elle pensait que ses pièces seraient décriées, c’est tout le contraire. Loïc Prigent, réalisateur trublion sensible au propos et à la force esthétique, la soutient et la filme. Comme pour nombre de jeunes créateurs, la difficulté est davantage économique.
Elle souligne le contraste entre le succès rencontré lors des Fashion Weeks, qui pourrait laisser croire que la marque est déjà solide, et la réalité. « J’ai lancé la marque en autofinancement avec l’aide d’une investisseuse », confie-t-elle en évoquant le décalage entre le quotidien d’une créatrice engagée et l’image successful qu’elle renvoie. Changer de système dans la production et la vente demande de trouver la bonne échelle. « Lorsque tu fais 50 pièces par an, tu fais ce que tu veux. Cela se corse en grandissant, car, avec du dead stock, tu dois savoir combien tu peux faire de pièces dans un rouleau. Le sourcing devient un métier à plein-temps. » Mais ses années de danse classique lui servent encore aujourd’hui. Jeanne Friot en garde une certaine endurance. Et une vraie souplesse.
Site web : jeannefriot.com