« Si on ne m’a pas demandé 500 fois de refaire un Darwin ailleurs, on ne me l’a pas demandé une fois ! », ironise Philippe Barre. Depuis le succès de son projet Darwin, un écosystème alternatif cofondé à Bordeaux en 2007, l’entrepreneur humaniste a apporté la preuve qu’un business écologiquement responsable et profitable pouvait faire bon ménage avec des actions associatives qui s’attaquent de front à la souffrance sociale. A 46 ans, l’homme peut se targuer d’accueillir dans cette ancienne caserne militaire 230 entreprises, des associations, une ferme urbaine et le plus grand restaurant bio de France. Et d’être un incubateur de « start-up à impact », un tiers-lieu qui compte. L’enseigne de reconditionnement Back Market, l’une des licornes (1) françaises les mieux valorisées, n’a-t-elle pas poussé ici, dans cette friche de 9 174 m2 ?
Rien d’étonnant à ce que d’autres municipalités rêvent d’un Darwin à elles et le sollicitent. Au début, Philippe Barre refusait tout systématiquement. « Les élus ont tendance à penser que l’herbe est toujours plus verte ailleurs, alors qu’ils ont des acteurs chez eux qu’ils ne calculent même pas », raconte-t-il. Petite entorse à la règle, fin janvier, à l’occasion du festival de la Bande dessinée d’Angoulême, où les équipes de Darwin Bordeaux se sont déployées pour investir la Halle 57 et en faire un tiers-lieu transitoire de la culture. Engagé et hyperactif, cet anticonformiste préfère s’aventurer sur d’autres pistes d’engagement, « les luttes », comme il les qualifie. L’une d’entre elles l’a conduit à rejoindre Planteurs d’avenir. Portée par son ami Maxime de Rostolan, autre figure majeure de ces économies alternatives, l’association a pour objectif de recréer les bosquets laminés par l’urbanisation et soixante ans d’agriculture intensive afin de maintenir la faune sauvage qu’ils abritent, la biodiversité, les réserves de nappes phréatiques, mais aussi la protection contre le vent, les coulées de boue… L’ambition affichée : replanter 750 000 km de haies dans les trente prochaines années partout en France ! Un chantier participatif colossal qui nécessite « des bras, des sous, des experts » et qui a conduit Maxime de Rostolan à menacer l’Etat d’un recours en justice. « En signant les accords de Paris, la France s’est engagée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre, sans y parvenir, explique-t-il. Le tribunal administratif a ordonné au gouvernement la création d’un plan crédible pour capter ces tonnes de carbone. Ce dernier a répondu qu’aucune technologie ne le permettait. C’est faux, la technologie, nous l’avons, et elle s’appelle l’arbre ! » A force de rendez-vous à l’Elysée, de courriers et de mises en demeure, l’entrepreneur écologiste a fini par imposer un business plan « avec un retour sur investissement sur vingt-cinq ans » pour ces pépinières qui voient loin. Et par décrocher un financement de l’Office français de la biodiversité, complété par des investissements privés. « On a lancé le premier chantier en Gironde, quatre autres devraient suivre. »
« Il faut tout tenter, quitte à être baroque
dans les montages »
Si Maxime de Rostolan a aujourd’hui l’oreille de personnalités haut placées, c’est à force de batailles et de résilience. Ingénieur formé au maraîchage biologique, il fonde en 2013 Fermes d’avenir, une association de promotion et d’accompagnement au développement de l’agroécologie et de la permaculture. Insatiable expérimentateur, il porte aussi le projet Sailcoop. Une coopérative vouée à remplacer les avions et les ferries par des voiliers. Une sorte de BlaBlaCar de la mer. « C’est quelqu’un qui impulse énormément de choses, puis quand le projet est assez mature, il passe à un autre, note Marie Sabot, directrice du festival We Love Green. Sur la question du transport à la voile, beaucoup le prennent pour un illuminé. Mais la réalité, c’est que cette idée est en train de germer un peu partout. »
Déterminée, Marie Sabot n’a pas hésité, dans le petit monde de la culture sourd aux préoccupations écologiques, à créer en 2011 la première caisse de résonance : We Love Green, un festival électro-écolo au parc de Bagatelle, à Paris (16e). Mêlant concerts, ateliers, think tank et champs d’expériences, le niveau d’innovation a été tel, que l’événement s’est très vite érigé en laboratoire expérimental à ciel ouvert. Waste management, réflexion sur l’écoconception, sensibilisation des artistes…
« We Love Green agit comme un laboratoire
de réflexion pour des solutions qui n’attendent
qu’à être reproduites »
Pour balancer ses watts, le festival teste et se branche sur toute source d’énergie douce, cuisine sans barbaque et sans gaspi, qu’il pleuve ou qu’il vente. Et tout ça à l’échelle d’une petite ville expérimentale (plus de 100 000 festivaliers lors de la dernière édition). L’an passé, Marie Sabot a été sollicitée par les organisateurs des JO 2024 qui sont venus y piocher quelques bonnes pratiques. Elle leur a ouvert les portes, fait rencontrer ses équipes techniques, car « We Love Green agit comme un laboratoire de réflexion pour des solutions qui n’attendent qu’à être reproduites ». A l’inverse de Coca-Cola, We love Green rend accessibles ses recettes. Mais pour les aider à continuer, encore faut-il valoriser leurs découvertes. « Il faut arriver à passer du format service rendu au format service vendu. Pour l’instant, c’est du pro bono. C’est ce que je disais lors d’un rendez-vous au ministère de la Culture dernièrement : vous connaissez beaucoup d’industries qui livrent clés en main toute leur recherche en R&D [recherche et développement, ndlr] ? », souligne la fondatrice du festival.
LE PARI D’HECTAR
« D’ici cinq ans, il y aura 160 000 fermes à reprendre. Et qui pour cela ? », lance Audrey Bourolleau. L’ex-conseillère agriculture d’Emmanuel Macron a racheté 600 hectares dans les Yvelines avec le soutien de Xavier Niel pour y installer une ferme pilote en transition bio et agriculture régénératrice, un accélérateur de start-up agricoles et un centre de formation. Hectar, le plus grand campus agricole au monde. Une business school dont les pratiques ont pour but d’être essaimées et partagées afin d’accompagner et de former la nouvelle génération d’agriculteurs. Où les vaches sont équipées de colliers électroniques qui surveillent leur état de santé et où l’intelligence artificielle cherche à se faire une place. Malgré les polémiques et les réactions, notamment de la Chambre d’agriculture, « la tech n’est pas contre l’environnement ou contre l’humain. Elle est un outil et non une fin en soi. Notre mission est de modéliser, prouver et transmettre », plaide Audrey Bourolleau. De permettre de produire mieux et moins cher. Une approche technophile louable, mais peu pertinente selon Maxime de Rostolan, « 90 % des paysans dans le monde n’ont pas de tracteurs : pourquoi mettre des millions dans l’agdata alors que les solutions proposées seront encore hors sol, loin des préoccupations du terrain ? »
Terroirs d’Avenir valorise le monde agricole et propose une alternative à l’industrie agro-alimentaire.
Crédits photos : Andréa Mantovani, Clément Osé.
Crédit photo : David Manaud.
Nouveaux dans le monde des affaires, ces apporteurs de solutions avancent avec une vision moins pyramidale et plus collaborative. C’est « une grande cousinade, un archipel des consciences », s’amuse Philippe Barre, du projet Darwin. Une communauté au sein de laquelle tous échangent, collaborent. Marie Sabot confie ainsi l’existence d’un groupe WhatsApp pour partager les bonnes trouvailles entre festivals de même sensibilité partout dans le monde. Si la dynamique reste commune, les méthodes sont plurielles. « Je pense que le xxe siècle était celui des idéologies qui se sont fracassées et qu’aujourd’hui on se retrouve avec des miettes avec lesquelles il faut composer, ajoute l’entrepreneur de Bordeaux. Il faut tout tenter, quitte à être baroque dans les montages et à paraître impur. On a reproché à Darwin d’être capitaliste ? Oui, en partie, mais avec une vraie mission de redistribution. On est surtout un mélange de plein de choses pour parer à l’urgence. A part être dans une société de chasseurs-cueilleurs, toutes nos activités auront des impacts et des externalités négatives. L’enjeu, c’est de faire mieux qu’hier et moins pire que demain, en essayant de diminuer la détérioration du vivant, en accélérant le changement pour mieux ralentir. »
Quel est le meilleur biocarburant ? Comment gérer nos déchets ? « Comment apprécier le bilan carbone [16 tonnes pour un festivalier We Love Green, contre 50 tonnes dans un gros festival, ndlr] ? Nous sommes des villages de cirque, on pense comme des nomades. Nous n’avons pas les mêmes enjeux qu’une petite collectivité, nous butons sur plein de micro-sujets, mais on teste, on fait les choses de manière empirique. Je fais un festival, je ne change pas le monde, loin de là », conclut Marie Sabot. Peut-être que si.
LES TIERS-LIEUX EN CHIFFRES
- Entre espaces de coworking, friches culturelles et coopératives, la France compte environ 2 500 tiers-lieux contre 1 800 en 2018.
- 52% d’entre eux sont situés hors des grandes métropoles.
- En 2019, plus de 2 millions de personnes sont venues dans un tiers-lieu pour travailler ou y réaliser des projets.
- 722 « start-up à impact » étaient recensées en France en juin 2021, employant plus de 17 000 personnes.
Sources Bpifrance et l’association France digitale.
Photo d’ouverture : chaque année, We Love Green, le festival fondé par Marie Sabot, a lieu au début du mois de juin, au bois de Vincennes. Crédit photo : Mahdi Aridj.