Près de 3 millions de kilomètres (sans CO2) parcourus et plus de 2 millions de journaux distribués. Vendeur de presse à la criée à l’humour décalé et à l’imagination débordante, Ali Akbar arpente les rues de Paris depuis déjà cinquante ans.
Il est arrivé au rendez-vous dans un café de la rue Mazarine en retard, se confondant en excuses : « J’aime être ponctuel, respecter mes engagements. Mais, comme par hasard, le jour où je dois te rencontrer – ça te va si on se tutoie ? –, je l’ai reçu plus tard que prévu. Alors, le temps de commencer ma tournée et de livrer certains de mes clients qui s’impatientaient… » « Il », c’est Le Monde du jour, et Ali le distribue depuis cinquante ans déjà. Presque sans interruption. « Sauf quand, il y a une vingtaine d’années, je ne sais quelle tête pensante du journal a voulu fermer le dépôt et arrêter la vente à la criée. Ça s’est arrangé, grâce à mes amis alumni de Sciences-Po qui ont lancé une pétition. » Depuis, un kiosque du boulevard Saint-Germain reçoit chaque après-midi 40 exemplaires à son nom. « Ça me fait gagner 60 euros par jour, un peu moins que 50 % du prix de vente. »
Ali Akbar arpente les rues depuis ses 18 ans. Parti de son Pakistan natal, sans un sou, il a traversé la moitié du globe avant d’arriver à Paris. Il a appris le français seul, « avec un livre acheté chez Gibert Jeune et un dictionnaire », a longtemps dormi sous les ponts, galéré à trouver du boulot. « Grâce à un Argentin, j’ai pu vendre des journaux à la criée – Hara-Kiri, L’Echo des Savanes, Charlie Hebdo. Devant la fac du Jussieu d’abord, puis au Quartier latin et à Saint-Germain. A l’époque, on était une quarantaine de crieurs. J’allais jusqu’à Mouffetard, Soufflot, Luxembourg… » Et aujourd’hui ? « Je distribue Le Monde et Le Journal du dimanche uniquement à Saint-Germain, mais ça devient compliqué à cause des touristes. Les Deux Magots, c’est fini, et depuis peu, le Café de Flore et la rue de Buci aussi. Trop d’étrangers. Heureusement qu’au Bonaparte, à La Palette, ou ici, au Balto, il y a encore des habitués. Avant, c’était un village avec des étudiants, des artistes, des intellectuels. Des librairies et des commerces de proximité. Maintenant, c’est le luxe, la mode, ça devient friqué. »
Pas une raison pour s’arrêter cependant. A 70 ans passés, Ali parcourt quinze kilomètres par jour, à pied ou juché sur son vélo. « Le soir, je le range dans les cours des immeubles, on me confie les codes d’accès. J’habite à Antony [92, ndlr], je viens en RER en fin de matinée et je repars après avoir tout vendu. Ma femme me répète : “Arrête, Ali, tu en fais trop, à ton âge !” M’arrêter pour quoi faire ? Pour m’abrutir devant la télé ? Non merci. Ici, j’ai des amis… » Ses amis justement lui achètent le journal « uniquement pour me soutenir, ils trouvent sinon tout sur Internet ». Des politiques, comme Emmanuel Macron (« Etudiant à Sciences-Po, il m’offrait le café ou un verre de rouge, depuis qu’il est Président, je le vois moins »), Edouard Philippe (« Un jour, il m’a interpellé depuis une terrasse en criant comme un gamin – “Ali ! Ali !”…»), Hubert Védrine ou Jean-Louis Debré. Des intellectuels (« Jean-Paul Sartre était un fidèle »), des artistes, Catherine Deneuve, Vincent Lindon… La liste est longue. « Je suis respecté, c’est important. J’aime mon boulot et son côté humain, le contact, l’échange avec les gens. Et puis, je suis libre, mon propre patron, personne ne me donne des ordres. » Jusqu’à quand ? « Tant que je pourrai marcher et pédaler ! » Et de conclure : « J’ai hâte de découvrir Beau Demain, j’adore tout ce que tu viens de me raconter et j’aimerais bien le vendre ici… » Il en a déjà le slogan : « Ça y est, il fera Beau Demain ! » Merci Ali !
LA MASCOTTE DU QUARTIER
« J’aime faire rire les gens, et ils aiment mes blagues. » Des blagues inspirées de la une du Monde. Comme celle trouvée à la mort d’Elisabeth II : « Ça y est ! La Reine s’est réveillée, elle vient dîner chez Lipp ! » Ali fait partie de l’histoire de Saint-Germain. Sa notoriété a convaincu la mairie du 6e de lui accorder l’autorisation d’installer un foodtruck devant l’entrée principale du jardin du Luxembourg, et fin septembre, notre crieur a pu concrétiser son projet. « Ce sont de bons produits, venez les goûter ! C’est surtout un de mes fils [il en a 5, ndlr] qui s’en occupe avec Sachie Shioya, une amie japonaise. Moi, je n’y suis que le matin car, l’après-midi, j’ai mes journaux à distribuer… »