La vie après la mode

On l’avait quitté à la direction artistique de Kenzo, on le retrouve plasticien à Lisbonne, entre deux cours donnés en Suisse. Le designer franco-portugais Felipe Oliveira Baptista qui ne voulait pas laisser sa santé dans la mode a fait un reboot total. Salutaire et créatif.

On l’avait quitté à la direction artistique de Kenzo, on le retrouve plasticien à Lisbonne,…

Un pas de côté, c’est intéressant à observer. Surtout lorsqu’il s’agit d’une personnalité longtemps au cœur du système. Felipe Oliveira Baptista a passé trente ans dans l’œil du cyclone, celui de l’industrie de la mode, à présenter chaque saison sa vision de l’air du temps. D’abord, pendant dix ans pour sa propre marque de prêt-à-porter, puis pour Lacoste, repositionnant le label au crocodile sur l’échiquier mode, et chez Kenzo, maison du groupe LVMH, qu’il a quittée en 2021. Un départ qu’il associe à une forme d’incompatibilité d’humeurs entre sa volonté d’asseoir Kenzo dans une dynamique de créateur proche de l’esprit originel de son fondateur, M. Takada, et les attentes de la marque, frileuse à l’idée de s’éloigner du sweat-shirt au motif de tigre, son fond de commerce. « Je ne voulais pas y laisser ma santé », souffle-t-il sans trop s’épancher. Alors, que se passe-t-il quand la machine s’arrête et que le rythme ralentit ?

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“Il y a un rapport au corps, au mouvement et aux émotions aussi.”

S’il admet avoir vécu la première année post-Kenzo comme une sorte de choc thermique, le designer franco-portugais de 49 ans n’a pourtant pas eu à trouver d’exutoire pour sortir de l’addiction à l’adrénaline des rythmes de production mode imposés aux créateurs. « J’avais déjà vécu ce genre de période à mon départ de Lacoste. J’étais préparé », explique-t-il. Felipe Oliveira Baptista reprend le dessin et la photographie, expérimentés depuis longtemps à d’autres moments moins intenses de sa vie. Le plus difficile, pour ce personnage solaire et empathique, a été la transition entre un travail de groupe et une activité solitaire. Une étape moins difficile à vivre que prévu, puisqu’elle s’accompagne d’un redémarrage total, sa femme et lui ayant choisi, il y a deux ans, de s’installer à Lisbonne au Portugal. C’est là, dans les jardins du Couvent des capucins, sur les hauteurs de la capitale, qu’il vient de dévoiler quelques-unes de ses œuvres, dans le cadre du festival d’art contemporain Sète Lisboa. Des dessins sur ardoise et à l’encre japonaise sur papier. Hors du circuit classique des expositions d’art contemporain des grandes villes.

Il s’agit du troisième volet d’une exposition itinérante commencée il y a quelques mois au Centre culturel Carpintarias de Sao Lazaro, à Lisbonne, avant de se poursuivre à Sète, dans le département de l’Hérault.

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Dans le bureau-atelier du créateur franco-portugais, le 16 octobre, à Lisbonne. Au mur, son moadboard, avec ses influences, ses inspirations, ses envies…

« Dans un monde où tout semble noir et blanc, en tant que créateur, on doit pouvoir couvrir tout le spectre des émotions »

Felipe Oliveira Baptista

DIALOGUES CROISÉS 

Immédiatement reconnaissable, son trait sobre et net se précise au fur et à mesure du temps. Au début, ses premières esquisses abstraites, évoquant tour à tour des visages torturés, des formes aux accents monstrueux et des corps nus qui s’entrelacent, étaient un contrepoint à sa création mode. « D’un côté, j’habille des corps, de l’autre, je les déshabille », lâche-t-il. Il a baptisé ce nouveau projet « The Hunger Drawing » : « Je voulais représenter la faim, mais toute sorte de faim, une faim de pouvoir, de destruction… » Une faim de sexe aussi, car « il y a effectivement une notion d’érotisme »… Et l’idée d’avoir pu installer ces œuvres à la charge sensuelle sur les murs d’un cloître l’amuse beaucoup. « J’aime ce dialogue contrasté entre une collection et un lieu. » Même s’il préfère ne pas trop coller d’étiquette à sa pratique artistique et garder une sorte de flou, Felipe Oliveira Baptista reconnaît un fil rouge avec sa vision de la mode. « Il y a un rapport aux corps, au mouvement et aux émotions aussi. » Mais quand chez Lacoste et Kenzo seule la joie s’imposait, son terrain de jeu créatif s’est enrichi. « Dans un monde où tout semble noir et blanc, en tant que créateur, on doit pouvoir couvrir tout le spectre des émotions. » Comment l’apprécier autrement ?

« Je peux questionner l’idée de destruction, de décomposition, de finitude, de mort, et la force de vie qui lui sont liées », explique-t-il. S’il a longtemps aimé le cadre strict de création d’une marque de mode, il apprécie aujourd’hui la liberté de pouvoir tester et expérimenter. Et puis, quel plaisir de retrouver du temps ! « Je me sens surtout privilégié d’en avoir à nouveau. »

Ne croyez pourtant pas que l’ex-directeur artistique soit du genre oisif. Celui que le milieu appelle « FOB » apprécie la tranquillité de sa vie lisboète, mais revient régulièrement à Paris prendre le pouls de l’époque, préparer de futures expositions. Et navigue entre l’Italie, Florence notamment, et la Suisse où il enseigne la direction artistique. « Avec ces jeunes, mon rôle consiste à appuyer sur certains endroits pour les faire se questionner, explique-t-il. Et c’est ce qu’il y a de plus gratifiant : je les aide à devenir un peu plus eux-mêmes. »

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