Il aime le thé et la poésie, le calme et la lumière du nord. Paolo Roversi et ses yeux d’un bleu perçant reçoivent dans son studio de photo, aménagé depuis quarante ans dans un immeuble des années 1930 du 14e arrondissement de Paris. Une grande table en bois, une bibliothèque et une cuisine spacieuse font office d’antichambre. A 76 ans, le photographe de mode se replonge dans ses archives. Il vient d’achever un ouvrage sur la lumière avec le philosophe Emanuele Coccia, et le Palais Galliera va exposer quelque cent quarante de ses œuvres. « Ce n’est pas une rétrospective », précise-t-il. C’est un aperçu de son travail. Des clichés parfois inédits, souvent tirés au Polaroid, son instrument de prédilection pendant longtemps, mais aussi des archives de magazines, catalogues, un portrait de Kate Moss occultant son œil de sa main gauche, un autre de Natalia Vodianova, le regard inquiet. A quoi tient la beauté ? Comment se reconnaît-elle ? Eléments de réponse d’un homme qui l’a observée sous toutes ses coutures, et a parfois dû l’attraper au vol.

BEAU MAGAZINE : Comment définiriez-vous la beauté, vous qui avez photographié les plus belles femmes ?
Paolo Roversi : Une nuit, j’ai cru l’avoir trouvée. Elle tenait en une phrase simple. J’ai cru l’avoir et au réveil, je l’avais oubliée. Mais quelle chance finalement ! Comment mettre des mots sur ce qui reste intouchable. Bien sûr, elle provoque une sensation, une émotion… Mais qu’est-ce qui fait qu’une personne ou une photo est belle, je ne sais pas. Cela m’évoque la phrase d’Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit. »
BM : Le photographe rend-il beau ou attrape-t-il un instant de beauté ?
PR : Je crois en la spiritualité de la photographie. Une photo ne fixe pas la réalité, elle la révèle. Elle reflète au-delà des traits ou du dessin d’un visage, cet éclat indicible. De la même manière, prendre le portrait de quelqu’un ne se résume pas à un clic et une moue ou un sourire. Il requiert un moment de complicité, une volonté. Un cadeau que l’on s’offre mutuellement. Quelque chose qui passe par le regard.
BM : Comment parvenez-vous à la susciter ?
PR : Les étudiants me le demandent souvent, mais je n’ai pas de recette. J’évite la routine qui m’empêcherait d’être ému, créerait de l’ennui et cela se verrait. Certains photographes provoquent des tensions en plaçant leurs modèles en difficulté pour parvenir à l’émotion. J’aime le contraire. Je cherche le calme, un bon repas, du bon thé. Pour mettre mon sujet à l’aise, au centre de mon monde, pour qu’il puisse laisser sortir ce qui existe à l’intérieur. Qu’il s’ouvre, comme une fleur s’épanouit. Et puis, je me laisse porter par l’inspiration, je vis le moment avec le plus d’intensité possible. C’est épuisant de faire un portrait.
BM : Pourquoi ?
PR : Parce qu’il ne faut pas s’endormir, la beauté est fugace, elle passe comme un coup de vent. Je me souviens d’une séance pour Comme des Garçons. Le modèle venait de descendre l’escalier dans une superbe robe. J’ai pris une photo. Une seule. J’ai regardé, elle était juste, forte, ce n’était plus la peine d’insister. Il n’a fallu qu’un clic.
BM : Certaines personnes sont-elles particulièrement difficiles à photographier ?
PR : Chaque être est un coffre-fort, et la photographie peut être une clef pour l’ouvrir. Mais parfois je n’ai pas la bonne, les barrières se ferment au lieu de s’ouvrir. Et là, je ne peux rien faire.
BM : C’est une question de beauté physique ?
PR : La beauté n’existe que grâce à la lumière. Aimer la beauté, c’est vouloir la lumière. Et comme il y a toujours une pointe de lumière, la laideur n’existe pas. Elle symbolise la vie et l’obscurité, la mort. La photographie se situe dans cet entre-deux. Lorsque vous regardez une photo de votre grand-père disparu, il semble là, et en même temps il n’est plus. Elle s’inscrit dans une autre dimension.

BM : Votre façon de photographier la beauté a-t-elle changé depuis vos débuts ? Comment ?
PR : J’ai commencé par réaliser des photos de natures mortes pour la presse, puis, pour les magazines Depeche Mode et Elle, je suis passé aux photos de mode. A cette époque, j’éclairais, je cadrais les femmes comme des natures mortes. Ensuite, mon rapport avec les modèles a évolué. Il s’est affiné, il est devenu plus pointu, plus intime, plus sincère. Sincère est le bon mot. Et c’est peut-être ce qui fait mes photos, elles sont sincères.
BM : Et les beautés, ont-elles changé ?
PR : Bien sûr. Le monde change a une vitesse phénoménale. La beauté y gagne. Le rapport aux genres évolue aussi. Ils se confondent, se mélangent, il en apparaît de nouveaux, et cela modifie beaucoup de choses. Le mystère s’accroît, et la beauté s’en nourrit. J’aime marcher sur cette frontière qui sépare le masculin du féminin, un genre de l’autre. La beauté c’est aussi cette ligne.
BM : Quel est votre dernier instant volé de beauté ?
PR : Ce matin, lorsque j’ai retrouvé une photo de Rihanna totalement oubliée. En blouson de cuir, avec ce tatouage sur la poitrine, elle apparaît sauvage et tendre, son visage fort et doux. Elle a ce côté enfantin et ce corps de femme. Un peu comme Marilyn Monroe. J’avais beaucoup aimé cette séance. Même si elle n’était pas facile. Cette femme a une énergie incroyable, une grande maîtrise aussi. Ce n’est pas facile de la faire sortir des projecteurs, pour atteindre la sincérité. Et sur cette photo, je crois y être parvenu.
BM : Comment avez-vous fait pour lui permettre de sortir de son personnage de scène ?
PR : En isolant mon modèle, avec une tasse de thé. Alors, elle a dû se dire : « Pourquoi continuerais-je à faire du cinéma ? »
BM : Quels conseils donneriez- vous pour apprendre à aiguiser son regard, à filtrer toutes les images auxquelles il est soumis ?
PR : Je dirai d’éviter la pollution visuelle autant que possible, même si dans cette époque tout communique par la photo. Car la photographie parle, il faut juste savoir l’écouter. C’est une grande responsabilité de mettre au monde une image.
BM : Vous faites des photos de coucher de soleil ?
PR : Non, quand je suis devant un coucher de soleil, je le regarde et j’en profite.