Davron, Yvelines, un mercredi de janvier.
A la sortie du village se dresse un chai en bois flambant neuf qui domine des rangées de vignes. Bienvenue au domaine de la Bouche du Roi, 27 hectares de ceps alignés au milieu de la plaine de Versailles. « D’ici, on voit le château », indique Julien Brustis. L’œnologue, passé par le prestigieux Château Angelus à Saint-Emilion, a créé ce domaine avec deux associés, Adrien Pélissié et Julien Bengué. « Le nom, la Bouche du Roi, est un clin d’œil à l’âge d’or des vins servis à la cour de Versailles », explique-t-il, en référence aux sommeliers et échansons qui sélectionnaient et goûtaient les vins des rois de France.
Ressusciter ce terroir, le pari était audacieux. Autrefois l’un des plus vastes de France (50 000 hectares en 1850), il n’a pas résisté aux ravages du phylloxéra de la fin du xixe siècle. Mais aujourd’hui, le réchauffement climatique fait renaître la viticulture aux portes de Paris. « Nous voulions montrer que l’on peut obtenir de grands vins sous le climat des Yvelines. » Sur un sol pauvre et drainant, à partir de cépages dont les besoins en chaleur et ensoleillement se contentent des conditions météorologiques locales. Rien à voir avec le pittoresque des vendanges de la butte Montmartre. Pour son quatrième millésime bio, la Bouche du Roi a franchi l’an dernier le cap des 50 000 bouteilles issues de monocépages de chenin, chardonnay, sauvignon blanc, pinot noir et merlot. Bien notés par les dégustateurs (voir encadré), les vins de la Bouche du Roi figurent à la carte d’Alain Ducasse et de Thierry Marx. Au total, « le vignoble d’Ile-de-France s’étend aujourd’hui sur 100 hectares et il devrait atteindre les 400 hectares en 2030 », prédit Patrick Bersac, président du syndicat des vignerons de la région, à l’origine de l’IGP (Indication géographique protégée) Ile-de-France décrochée en 2020.
A la recherche des goûts régionaux
Des vignes ont aussi poussé dernièrement sous les cieux de plus en plus cléments du Calvados, du Finistère ou de Picardie. Des grappes ont même été cueillies sur les terrils des anciens bassins miniers du Nord. Ainsi, près de Béthune (Pas-de-Calais), le charbonnay, premier vin produit dans la région, témoigne de l’aventure du raisin au pays du charbon. Cultivé par deux vignerons passionnés sur le versant sud d’une des 339 buttes de gravats laissés par l’exploitation de la houille, le cépage bourguignon donne ici un vin blanc parfumé, commercialisé depuis trois ans et reconnu par les sommeliers.
Avec le retour des cépages anciens, la Provence redécouvre le tibouren apporté par les Romains
C’est une certitude : bientôt, les vins du pays d’Auge, de l’Artois ou du Morbihan se feront une place à côté de ceux d’Anjou ou de Provence, et denouvelles régions viticoles viendront rejoindre les historiques. « L’avenir est à ces vins frais, fruités et peu alcoolisés à boire entre amis », estime Olivier Thiénot, directeur et fondateur de l’Ecole des vins et spiritueux de France. Autre certitude, des cépages anciens, arrachés au siècle dernier pour laisser place à des plus productifs, font leur retour. Castets bordelais, verdanel du Sud-Ouest ou terret noir du pays-d’oc offrent « des goûts typiques de nos terroirs, que l’on avait perdus en uniformisant les cépages, et sont souvent mieux armés pour se défendre face aux caprices météorologiques », assure Grégory Langevin, caviste parisien spécialisé dans ces cépages ressuscités (voir encadré). Leur intérêt n’a pas échappé à la filière viticole. « L’un des leviers de l’adaptation au changement climatique, c’est de mieux exploiter la richesse variétale en allant retrouver des cépages patrimoniaux », confirme Christophe Riou, directeur de l’Institut français de la vigne et du vin (IFV). Les prospections de l’IFV ont permis d’en inscrire 36 au catalogue officiel des variétés autorisées en France. C’est le cas du persan et du bio blanc en Savoie, du carignan gris et de l’œillade dans le Languedoc. De son côté, la Provence redécouvre le tibouren apporté par les Romains et le Jura, le melon à queue rouge connu dès le Moyen Age.
Ces cépages régionaux se vendent sous leurs propres couleurs, y compris à l’étranger, ou se fondent dans les assemblages des appellations existantes. Au risque, alertent les puristes, de les dénaturer… « L’évolution se fera en douceur, dans le respect de ce qui fait la signature de chaque appellation », veut rassurer Emmanuel Cazes, vigneron et membre de la commission nationale de l’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO), l’organisme public qui veille au respect de l’Appellation d’origine contrôlée (AOC). Pour conserver son appellation, la règle est stricte : les cépages anciens doivent faire leurs preuves pendant au moins dix ans avant de pouvoir dépasser la limite actuelle de leur intégration dans les vins de bordeaux ou de bourgogne, fixée à 5 % de la surface des vignes et à 10 % de l’assemblage final. « Cette même règle vaut pour ceux que l’on fait venir d’Espagne, du Portugal ou de Grèce », précise-t-il. Car la France basculant dans un climat méditerranéen, l’idée s’est aussi imposée d’accueillir des cépages originaires de pays habitués aux canicules et aux sécheresses. « Par exemple, nous avons noué un partenariat avec un pépiniériste grec pour introduire chez nous des variétés comme l’assyrtico », indique le directeur de l’IFV. Originaire de l’île volcanique et aride de Santorin, où il donne un vin blanc frais et minéral, l’assyrtico rejoint à titre expérimental les assemblages de certains côtes-de-provence. Côté rouges, les viticulteurs français lorgnent deux autres cépages hellènes, l’agiorgitico et le xinomavro, et le portugais touriga nacional, de la vallée du Douro. « Nous en testons aussi venus des pays d’Europe centrale », ajoute-t-il, là où le vin vit le jour il y a plus de huit mille ans.
PRENDRIEZ-VOUS UN VERRE DE VERSAILLES ?
Le fondateur de l’Ecole des vins et spiritueux Olivier Thiénot a goûté pour Beau Magazine le millésime 2020 de La Bouche du Roi. Le Grand Lever, un chenin blanc dévoile une robe jaune tendre : « Le nez est joli avec ces notes de citron et de pamplemousse caractéristiques du chenin. Equilibré en bouche, avec une pointe de miel. » Moins expressif que les chenins de Loire, « il mériterait de se patiner un peu avec des arômes plus complexes ». Quant aux Trois Corneilles, un merlot rouge au goût de fruits rouges, « il est sympathique et facile à boire ». Ces vins bien faits sont peu alcoolisés, autour de 12 degrés, ce qui leur confère une fraîcheur étonnante, tant il est devenu rare d’en trouver à moins de 14,5 degrés.
La dégustation a eu lieu à l’Ecole des vins et spiritueux, à Paris (12e).
ecole-vins-spiritueux.com
Nom de code : Parcelle 52
Les cépages du Sud pourront-ils venir à la rescousse des grandes régions viticoles ? Au cœur du pessac-léognan, au sud de Bordeaux, les chercheurs de l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) les mettent à l’épreuve pour le vérifier. Ils ont planté une vigne expérimentale au nom de code « Parcelle 52 », en référence aux 52 cépages (21 blancs et 31 rouges) qui y sont observés à la loupe.
L’opération a été lancée avec le soutien des professionnels des vins de bordeaux, après la canicule de 2003 et la prise de conscience du danger pour les appellations de la région. « Si les températures continuent de monter, on produira toujours du vin à Bordeaux, mais il aura perdu les qualités qui font sa réputation », prévient Agnès Destrac-Irvine, la chercheuse qui mène l’étude. La solution viendrait alors des rangs des tempranillo espagnol, sangiovese italien, xynisteri chypriote, assyrtico grec, rkatsiteli géorgien, mavrud bulgare… Des centaines de pieds de vigne plantés ici en 2009 sur un demi-hectare. En 2015, les premiers raisins prometteurs ont été vendangés et vinifiés. L’objectif étant de sélectionner ceux dont la robe, le nez et la bouche se rapprochaient le plus des bordeaux. « Dans les dégustations à l’aveugle, le touriga nacional et l’alvarinho espagnol s’en sont bien sortis », explique Agnès Destrac-Irvine.
En tête du classement, le touriga nacional va donc être testé dans les assemblages des AOC bordeaux supérieur, haut-médoc et listrac-médoc. Margaux pourrait également se laisser tenter. « Les AOC n’ont jamais été figées, explique Christophe Riou. Les vins que l’on boit aujourd’hui ne sont pas les mêmes qu’hier. » Agnès Destrac-Irvine approuve : « Quand j’étais jeune, les vins titraient à 11 ou 12 degrés. Aujourd’hui, ils sont à 14,5. » Et si rien n’est fait, ils seront encore plus forts en alcool. D’où l’idée d’élargir la palette des cépages pour retrouver le niveau d’alcool d’antan. Comme d’autres l’ont fait encore avant… « La syrah n’est pas française, le grenache et le mourvèdre sont originaires d’Espagne, rappelle Thierry Desseauve, cofondateur du guide des vins Bettane + Desseauve. De tout temps, la recherche agronomique s’adapte et réfléchit à des croisements ou à de nouveaux cépages. » Capables de résister aux conditions de demain.
www.la-bouche-du-roi.com
Site web : la-bouche-du-roi.com
VINS D’HISTOIRE
Picpoul, rivairenc, hibou noir… ces cépages historiques connaissent un retour en grâce, à la faveur du réchauffement climatique et de l’envie de consommer local. A deux pas de la gare du Nord à Paris, la cave de Grégory Langevin, ex-sommelier du Bristol, regorge de ces perles rares. « Certains, comme le grolleau noir dans la vallée de la Loire, ont été plantés par les Romains », raconte-t-il. Ici, les amateurs peuvent dénicher, à partir de 10 € la bouteille, du manseng noir 2018, cépage gascon remontant au Moyen Age, de la négrette de Fronton, un pied de vigne ramenée des croisades par les chevaliers de Saint-Jacques-de-Jérusalem, ou encore du saint-mont, la seule vigne inscrite aux monuments historiques. Tous issus d’une viticulture nature, bio et biodynamique certifiée.
Photo d’ouverture : à Davron, dans les chais du domaine de la Bouche du Roi.
L’abus d’alcool est dangereux pour la santé. A consommer avec modération.