Comment garder les mains sur terre ?

La céramique, dit Kalou Dubus, « c’est de la terre, de l’eau et du feu que l’on fait danser ensemble ». Venue de la mode, la céramiste cherchait, comme beaucoup, une activité professionnelle qui ait du sens. Elle l’a trouvée dans cette pratique à la fois sensuelle, sensible et sensée.
Le 05/07/2024
Interview par Emmanuel Poncet
Photographie par Frankie & Nikki
La céramique, dit Kalou Dubus, « c’est de la terre, de l’eau et du feu que l’on fait danser ensemble ». Venue de la mode, la céramiste cherchait, comme beaucoup, une activité professionnelle qui ait du sens. Elle l’a trouvée dans cette pratique à la fois sensuelle, sensible et sensée.

Son atelier a beau être niché à deux rues du cœur bouillonnant et cosmopolite de pantin (seine-saint-denis), on se croirait, l’espace d’un instant, à Tokyo. C’est en effet au bout d’une cour aussi calme que certaines ruelles de la capitale japonaise que la céramiste Kalou Dubus s’est installée pour travailler. Deux plateaux lumineux, en duplex, au décor très épuré, zen lui aussi. Notre sensation ne doit rien au hasard. L’ancienne élève des Arts déco de Paris puise une partie de ses inspirations dans la culture japonaise. Ce jour de la mi-octobre, elle s’apprête d’ailleurs à s’y envoler pour un long périple d’un mois. Au sol et sur les étagères, ses œuvres – vases, luminaires, sculptures totémiques – commandées par des architectes, décorateurs ou grands noms de la mode, comme Isabel Marant, déploient leur style unique. «Comme des artefacts archaïques, des totems oubliés, décrypte Olivia Bloch-Lainé, peintre et historienne de l’art. La matière, les formes et l’ampleur de certaines pièces évoquent avec puissance l’architecture brutaliste… » Celles-ci semblent sagement rangées et alignées mais « ne vous fiez pas aux apparences, plaisante Kalou Dubus, c’est beaucoup plus bordélique d’habitude! ». Rencontre avec une brillante autodidacte de la céramique.

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Vases et pièces sculpturales posés sur leurs étagères & les pièces d’un futur tableau-céramique

Beau magazine : Comment êtes-vous soudain passé d’une carrière dans la mode à la céramique, du design textile à l’argile?

Kalou Dubus : Cela n’a pas été tout de suite une vocation. Lorsque je commence à me poser la question, en 2014, je dirige une marque de mode baptisée Nico, avec ma sœur Charlotte. Nous vendons à des boutiques prestigieuses comme Merci, L’Éclaireur à Paris, Barnes à New York, Isetan à Tokyo… Mais la société doit absolument grandir pour survivre. La rentrée de septembre approche. Ma sœur et moi avons tout préparé pour chercher des investisseurs. Et soudain, je suis prise d’un énorme flip. Je ne dors plus. Je me sens bien trop stressée pour m’engager plus longtemps. Je décide alors de tout arrêter. Après sept ans d’aventure, je me lance sans aucun projet précis en tête. Juste l’esprit libre. La céramique s’impose à moi, à petits pas d’abord, puis comme une évidence. C’était le 1er janvier 2016, une renaissance.

BM : Vous pratiquiez déjà? 

KD : C’est une vieille tradition familiale. Enfant, j’ai toujours vu ma mère faire de la poterie. Elle possédait son tour, son four. Dans ma région d’origine, Puisaye en Bourgogne, une terre de potiers, beaucoup d’amis de mes parents pratiquaient en amateur. Dans les années 1970, c’était autant une mode qu’une tradition locale. J’avais envie d’essayer sans trop oser m’y mettre. Je me suis simplement inscrite aux cours de la Mairie de Paris, le jeudi après-midi, en parfaite autodidacte, avec une prof aguerrie. Et j’ai tout de suite adoré la matière. Enfin, il était possible de fabriquer des objets soi-même du début à la fin. Cela m’a fascinée. Dans la mode, il y a tellement de temps, d’étapes et d’intervenants différents – couture, teinture, finition – avant que le vêtement que vous avez imaginé ne devienne réalité.

Même si j’avais des sueurs froides, à l’idée de me lancer sans savoir si je réussirais à progresser, à en vivre, j’ai su que je voulais absolument faire cela.

BM : Quel a été le rôle spécifique de la terre dans cette vocation ?

KD : J’ai un rapport très sensuel avec elle. Certaines personnes ne supportent pas de toucher la terre mouillée, son côté gluant. Moi, j’ai aimé tout de suite. C’est une matière simple et noble qui offre tellement de possibilités. La céramique, c’est de la terre, de l’eau et du feu que l’on fait danser ensemble. Le ou la céramiste a aussi quelque chose du boulanger ou du pâtissier : on travaille la terre comme le pain. On la malaxe, on la cuit. On met littéralement les mains dedans. On appelle « pain de terre » la brique d’argile à partir de laquelle on va créer. Et « biscuit », la première cuisson à moins de 1 000 OC. L’analogie fonctionne jusque dans les outils que j’utilise : des emporte-pièces ou des rouleaux achetés dans des boutiques de cuisine.

BM : Diriez-vous que la terre est une matière vivante qu’il s’agirait d’apprivoiser? Un duel « femme versus matière » ?

KD : Au contraire, il faut faire plutôt corps avec elle, avec douceur et concentration. Si vous commencez à être dans la confrontation, si vous la malaxez mal, les atomes ne se combinent pas. Il risque d’y avoir des bulles d’air, et la pièce sera difficile à centrer. Vivante, oui, dans le sens où elle rétrécit quand elle sèche, elle perd toute son eau. Chaque terre a une individualité : des maintiens, des indices de rétractation, des réactions spécifiques aux émaux différents. A la cuisson, la terre se rétracte encore, change de couleur et d’état au fameux « point quartz », la température de 573 OC à laquelle la fusion opère et devient irréversible. Jusqu’à 500 OC, vous pouvez encore la retirer du four, la remettre dans l’eau. Après, elle devient dure comme de la pierre.

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L’artiste, le vase “Cactus”, pièce sculpturale solaire

BM : En quoi la céramique a-t-elle plus de sens aujourd’hui pour vous que la mode ? 

KD : Sûrement parce qu’il s’agit d’un travail ancestral de cinq mille ans. On a retrouvé des traces de céramique jusque dans la préhistoire qui était certainement utilisée pour des divinations, des rituels. C’est peut-être inconscient mais tellement émouvant de reproduire ces gestes qui sont inscrits dans ce patrimoine humain.

Songez à toute la céramique précolombienne, que j’ai découverte au Mexique, grecque ou mycénienne. En travaillant, j’ai le sentiment de me reconnecter à cette histoire, cette tradition et ces ancêtres-là. Une sorte de paix que beaucoup de céramistes éprouvent, partagent. Un geste primitif dans un monde devenu si virtuel.

BM : Méditatif aussi?

KD : Oui, de calme par rapport au tumulte du monde. C’est une pratique qui impose une lenteur, une certaine humilité. Avec des surprises, des déceptions. Il faut accepter la casse, les accidents qui peuvent devenir créatifs d’ailleurs. Je me dois d’être là, ici et maintenant, dans l’instant présent, et pas ailleurs. Quand je manipule une pièce de 50 kg d’une grande fragilité avant la cuisson, cela nécessite beaucoup d’attention, de douceur et de force à la fois.

BM : Justement, diriez-vous que cela constitue une façon d’« être au monde » ?

KD : Absolument. Dans Suzuran [éd. Actes Sud, 2019, ndlr], le livre de l’autrice québécoise d’origine japonaise, Aki Shamazaki, raconte l’histoire d’Anzu, une jeune céramiste qui vit dans une petite ville près de la mer du Japon. Je m’identifie beaucoup à ce personnage. Tenez, je vais vous lire ce passage : « La poterie est indispensable à ma vie. En pétrissant de l’argile avec mes mains, puis en façonnant une pièce, j’oublie tout ce qui se passe autour de moi. Et, chaque fois, au moment de sortir mes œuvres du kama [le four, ndlr], je suis à la fois très excitée et soulagée, comme après un accouchement. Emue par les motifs créés au hasard par le feu de bois, je mûris déjà un nouveau projet. » Tout est dit, non (sourires) ?

Instagram : @kalou_dubus

Site web : kaloudubus.com

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