Emmanuel Poncet : Il y a exactement dix ans paraissait votre livre Quand la beauté nous sauve (1). Réécririez-vous le même livre ?
Charles Pépin : Non, bien sûr ! Lorsque j’écris un livre, et qu’il vit ensuite sa vie, je ne cesse de penser à ce que l’on pourrait ajouter, enrichir… Si je devais retravailler quelque chose, ou publier un volume 2, ce serait vraiment d’insister sur tout ce qui nous échappe au fond dans l’expérience esthétique, dans notre relation à la beauté. Quand j’ai écrit ce livre, j’étais encore un intellectuel marqué par les lectures de Kant, Hegel, Freud, Merleau-Ponty… Mais le défaut de tous ces philosophes, c’est qu’ils veulent nous convaincre de l’idée que nous pouvons saisir, enfermer la beauté dans une définition. Or, je crois désormais profondément qu’on ne peut définir ni le sentiment du beau ni la beauté elle-même ! A la fin du livre, j’ai d’ailleurs une sorte de lumière. Je raconte que je suis en train de nager sous un orage de grêle à Varengeville-sur-Mer et je me dis : « Mais en fait, j’ai raté l’essentiel ! » Quel essentiel ? Eh bien, que démêler philosophiquement le « beau » n’a pour fonction que de souligner son mystère, qui échappe à toute explication. Cette pirouette finale en serait aujourd’hui le cœur. Car ce qui est passionnant dans la beauté, c’est justement qu’elle nous surprend toujours, et à nouveau. « Le Beau est toujours bizarre », écrivait Baudelaire. Il nous échappe, et son mystère résiste aux calculs, à la quantification qui règne aujourd’hui.
EM : Notre époque est-elle à ce point normative que cela modifie nos perceptions ?
CP : Prenez l’intelligence artificielle : nous nous dirigeons de plus en plus vers l’idée que l’on pourrait savoir ce qui marche, ce qui touche la sensibilité. Mais c’est faux ! Il ne suffit pas de disposer d’algorithmes surpuissants pour expérimenter l’essence de la beauté. La question se posait déjà des siècles auparavant avec le nombre d’or, par exemple. On croyait alors détenir le secret de la proportion, comme une formule divine de la beauté. Bien sûr, cela pouvait être l’une des clés d’explication d’une forme d’harmonie de certaines œuvres, mais en aucun cas l’équation secrète de la beauté en tant que telle. Avec le développement des productions algorithmiques, qui peuvent d’ailleurs produire des choses extraordinaires, des livres bien écrits, des meubles joliment designés, c’est la même chose finalement. Puisque la main de l’homme sera de moins en moins présente dans les créations de toutes sortes, on pourrait se dire que notre rapport à la beauté est menacé, voire que notre humanité elle-même est menacée. Le risque existe, bien sûr, mais seulement si l’on veut bien s’y soumettre.
EP : Comment préserver alors cette part d’humanité dans la création et notre expérience de la beauté ?
CP : Si l’on veut rester humains dans le monde qui vient, c’est notre sens de la décision, la profondeur et la complexité de notre subjectivité qu’il faut préserver. Autrement dit, ce petit défaut, cette imperfection, cette « bizarrerie » baudelairienne qui fait que soudain on se dit : « c’est beau ! ». L’intelligence artificielle pourra générer un livre dans un style très classique, avec des belles phrases mais ce qui distinguera une production humaine de l’artificielle, ce sera ce je-ne-sais-quoi d’étrange qui surgit et me touche, qui soudain achoppe. Plus l’intelligence artificielle progressera, plus nous irons finalement chercher des beautés singulières qui échappent aux normes, qui relèvent de la particularité de chacun. Qui aurait cru, par exemple, que la poésie allait prendre aujourd’hui de plus en plus de place ? Avez-vous lu le recueil de poèmes d’Arthur Teboul (2), le chanteur du groupe Feu ! Chatterton ? C’est génial ! Il a aussi ouvert un cabinet de poésie au 127, rue de Turenne, dans le quartier du Marais, à Paris, où il compose des poèmes dans l’instant avec lesquels on peut repartir. Il voudrait développer le concept, en faire un « commerce essentiel », comme on disait pendant le confinement, comme pourrait l’être une boulangerie. Voilà un nouveau rapport à l’expérience esthétique où l’on développe en parallèle ses talents, la musique, l’écriture, la poésie… où l’on est attentif au surgissement de l’inattendu. Le plus important est là, aujourd’hui, à mon avis : rester humain en préservant notre subjectivité pour ne pas devenir simplement des cyborgs post-humains. S’ouvrir à l’inattendu, l’ambiguïté, la surprise et, au fond, la poésie
EP : Sauf que le monde d’aujourd’hui nous pousse à consommer, à « liker » de la beauté sous toutes ses formes.
CP : Une réponse possible est apportée par le sociologue et philosophe Hartmut Rosa dans son livre Résonance (3). Il y explique que nous vivons dans le monde de l’accélération, pris dans nos modes de vie trépidants et ultra-connectés… Nous ne faisons que « liker » en courant dans la rue, les yeux rivés sur nos smartphones, et nous avons honte de ne pouvoir nous en défaire. La solution que j’ai reprise à la fois dans mon livre La Rencontre (4) et dans Vivre avec son passé (5) qui vient de sortir, c’est justement cette idée de la « résonance ». Je m’explique. Il ne faut pas croire que pour sortir de ce monde-là, il faille partir se réfugier dans une cabane en forêt comme Henry David Thoreau ou dans un ashram en Inde. Car si nous sommes plus que jamais connectés, rapides et fluides, cela veut aussi dire que nous pouvons ralentir… plus rapidement ! Autrement dit, être capables de redevenir instantanément disponibles : se mettre en « mode avion » quand on est en train de discuter avec quelqu’un ; s’arrêter longuement sur un tableau au musée au lieu de s’obliger à se taper frénétiquement toute la visite ; ou sur une photo, une vidéo archivée dans votre smartphone, au lieu de les faire défiler ; ralentir quand nous faisons l’amour au lieu de s’infliger les figures imposées du porno, etc.
EP : Il faudrait inventer une sorte de nouvelle discipline sensorielle pour contrecarrer cette « accélération » ?
CP : Pourquoi pas, même si cela peut sembler un peu dur de parler de « discipline » quand il s’agit de simplement s’ouvrir, de lever les yeux au ciel, de regarder les formes bizarres de nuages et de se dire « J’aime les nuages… les merveilleux nuages », comme Baudelaire dans son poème L’Etranger. Serions-nous tellement mal partis qu’il faille désormais une discipline pour retrouver et accueillir l’inattendu ? Je ne crois pas. Je pense qu’il faut juste désirer, se souvenir du plaisir qui consiste à être attentif. Alexandre Lacroix l’a bien montré dans son dernier livre Au cœur de la nature blessée (6). Il ne faut pas être accroché aux canons de la beauté d’hier. Celle-ci peut être partout. Souvent, lorsqu’on veut prendre une photo avec son smartphone dans la nature, on est tenté de manipuler l’image, d’enlever le pylône électrique, le bidon d’essence qui traîne, prendre systématiquement la nature là où elle est préservée. C’est humain, mais il y a aussi de la beauté dans cette nature traversée par le pylône, explique Alexandre Lacroix ! Tout n’est qu’une question de regard et de disponibilité. Accueillir le réel, en somme. Car il y a une beauté très particulière dans ce monde-là menacé de finir. Attention, cela ne veut pas dire qu’il faut s’abstenir de tout faire pour sauver la planète, juste qu’il y a un éclat particulier à ce qui va mourir, la lumière d’une dernière fois avant que ça ne change, disparaisse ou mute. Il faudrait d’ailleurs remettre la beauté au centre de la question écologique dont elle est étrangement absente. Car si on disait un peu plus aux gens que cette montagne, cette falaise, cette île… vont disparaître si vous ne changez pas vos habitudes de consommation, cela pourrait produire certains résultats. Tout le monde est sensible à la beauté du monde.
« Le plus important […] aujourd’hui : rester humain en préservant notre subjectivité pour ne pas devenir des cyborgs. S’ouvrir à l’inattendu, l’ambiguïté, la surprise et, au fond, la poésie »
EP : Les « merveilleux » nuages justement… quand je contemple ces longues traînées de condensation qui zèbrent le ciel, émises à haute altitude par les avions, mais qui sont composées de résidus de carbone, cela altère-t-il mon émotion esthétique ?
CP : Oui et non, car avant de se dire « ces traces dans le ciel polluent, ces traces menacent notre avenir », ce sont d’abord des traces ! Des formes qui, pour des raisons liées à notre histoire, à notre champ symbolique, à ce que nous avons senti, vu ou lu dans notre jeunesse, vont nous parler, nous émouvoir. Cet étrange pouvoir qu’ont les formes de faire résonner quelque chose de mon histoire, c’est le propre de l’expérience esthétique. Pour toujours. Il y a un deuxième invariant dans l’expérience esthétique : même si je peux être influencé, je décide seul, souverainement, de ce qui est beau. Par-delà le bien et le mal. Indépendamment de tous les critères, de la norme, du goût et du bon goût, des critères écologiques ou moraux. Quand je regarde La Mort de Marat de David (1793), je peux trouver cela beau, alors qu’il s’agit quand même de la représentation d’un assassinat… Devant la trace d’un avion polluant, c’est un peu la même chose : cet invariant est vraiment important parce qu’il signe notre liberté, notre subjectivité humaine. Si je ne m’autorise plus à dire « c’est beau » quand je le sens, je suis menacé dans ma liberté de sujet. Pour autant, cela ne signifie pas rester sourd ou aveugle au péril écologique et climatique.
EP : D’autant que de plus en plus de personnes souhaitent intégrer des critères éthiques ou moraux dans l’appréciation des œuvres.
CP : C’est leur droit, mais il y a un risque. Je suis personnellement opposé à l’idée de s’interdire de trouver beau un film de Polanski, ou belles les toiles de Picasso ou de Goya parce qu’ils se sont mal comportés avec les femmes. Mais je trouve aussi plus intelligent de se dire : « je vais préférer l’œuvre d’un génie qui, en plus, s’est bien comporté à l’œuvre d’un génie qui a été moralement discutable ». Je suis convaincu qu’il y a un passage philosophique possible loin des caricatures. Défendre une approche plurifactorielle dans laquelle la question morale ou écologique prend sa place, mais en laissant au fond la liberté à chacun. Si par exemple j’apprécie esthétiquement une robe dont la fabrication n’a pas respecté tous les critères environnementaux ou écologiques, libre à moi de ne pas l’acheter et de donner mon argent à quelqu’un qui respecte la planète ou ses employés. Autre exemple : si tout le monde ou presque reconnaît que le visage du roi Louis XV joué par Johnny Depp dans Jeanne du Barry, le film de Maïwenn, est beau, fatigué, intéressant, mais que je n’ai pas le droit d’aimer parce que Johnny Depp a été responsable de violences conjugales, je ne suis pas d’accord. Que l’on condamne ces violences conjugales est une nécessité. Mais il faut se garder de la tentation d’effacer par principe les œuvres des artistes qui ont été des gens irrespectueux. Sinon, ce sont les trois quarts des œuvres d’art qui passent à la trappe ! Je trouve beaucoup plus fascinant de se dire qu’à talent et génie égal, je préfère l’artiste qui a été quelqu’un de bien. Porter haut Hegel, philosophe génial, mais aussi mari aimant, père de famille responsable, engagé dans la vie de sa cité… plutôt que d’effacer Sartre, Wittgenstein, Althusser, Heidegger, qui se sont, à des degrés divers, très mal comportés, comme beaucoup de philosophes… Dans la peinture, je pourrais aussi citer Geneviève Asse, une femme sublime, humaniste. Valorisons les artistes sensibles et responsables au lieu d’effacer les autres.
« Quand la beauté surgit […] Mon rythme cardiaque se ralentit. Je ressens un apaisement physique, physiologique… »
EP : Il s’agirait donc d’ajouter une sorte de supplément d’âme éthique à nos émotions esthétiques, questionner les conditions de production des œuvres. Privilégier Veja à Nike, si on résume trivialement ?
CP : Si Veja arrive à faire des baskets aussi attirantes et confortables que les Nike, en plus d’être exemplaire, oui mon désir va plutôt se porter vers les Veja. Mais n’oublions pas non plus que nous fûmes très nombreux à aimer les Nike, du point de vue esthétique, à une époque où l’on ne pensait pas à la question de la planète, des matières, de la main-d’œuvre… Dit autrement, c’est par la désirabilité et la beauté et non simplement par la culpabilisation et la « moraline », comme disait Nietzsche, que nous pouvons avancer. Les critères moraux ne doivent pas dévorer notre regard et notre expérience esthétique. Pour autant, nous vivons une incontestable mutation du regard. Nous serons de plus en plus nombreux à apprécier un monochrome de Geneviève Asse, plutôt que celui d’un artiste qui s’est mal comporté. Il nous faut sortir, même si c’est difficile, de siècles de sacralisation de l’artiste abuseur et tourmenté.
EP : Vous évoquez souvent la dimension thérapeutique de la beauté, cette « trêve miraculeuse dans nos guerres intérieures », écrivez-vous. Pourquoi nous fait-elle tant de bien ?
CP : Au fond, je ne sais pas, et c’est cela qui est magnifique. La réponse ne peut être que mystique. Lorsque vous êtes malade, que vous souffrez, la contemplation d’une peinture de Rothko ou l’écoute de Bach vous donne une force instantanée, un sentiment d’éternité qui résiste à la douleur, défie la mort. Les art-thérapeutes emmènent souvent des patients en fin de vie contempler la beauté de la nature. Je me souviens d’une scène décrite par un art-thérapeute qui accompagne une patiente atteinte d’un cancer en phase terminale au bord d’un lac. La lumière du ciel s’y reflète. Elle trouve cela tellement beau qu’elle se dit peut-être que, si elle meurt, elle incorporera elle aussi, quelque part, une forme d’éternité. A l’inverse, quand on est pressé, en train de calculer, travailler, regarder ses réseaux sociaux, on rate cette expérience de l’éternité, on est vite angoissé, balayé par l’écoulement temporel. Si l’immortalité n’existe pas, l’instant d’éternité procuré par la beauté, lui, existe bel et bien !
EP : Comment injecter cette beauté dans sa vie quotidienne, sa vie professionnelle ou sa manière d’être, en général, avec toutes les sollicitations dans lesquelles on baigne aujourd’hui.
CP : Cela peut-être tout simplement respecter la beauté quand elle surgit. Ce matin, j’écoutais Douce de Clara Ysé. Une chanson vraiment très belle. Si, à ce moment-là, je suis tenté d’ouvrir mes mails, de me faire un café en même temps… je me dis non ! : je m’impose de respecter l’artiste et m’y consacre pendant les trois minutes vingt que dure la chanson. Il faut aussi savoir écouter son corps. Le sentiment du beau passe par les sens, la vue, l’ouïe, l’odorat et même le toucher. Récemment, je me suis retrouvé devant un Nicolas de Staël et je me suis demandé comment réagissait mon corps face au tableau. Mon rythme cardiaque se ralentit. Je ressens un apaisement physique, physiologique… Je ressens une excitation aussi, une vitalité nouvelle, quelque chose de sexuel sans être vraiment sexuel. Il s’agit d’être à l’écoute de ses sensations, impressions, émotions, réapprendre une liberté, presque une forme d’écoute et d’estime de soi, à travers des microdétails de la vie quotidienne. Couper les notifications de son téléphone ; lever les yeux vers le ciel, écouter Douce de Clara Ysé… Il suffit de si peu de choses. Mais ce peu de choses peut tout changer.
Charles Pépin
Le "philosophe pratique", comme il se décrit, déjà auteur, chez Allary Editions, d'un roman (La Joie) et d'une trilogie d'essais philosophiques (Les Vertus de l'échec, La Confiance en soi, La Rencontre), a animé durant l'été, sur France Inter, l'émission Sous le soleil de Platon. Il vient également de publier, chez ce même éditeur, Vivre avec son passé.