Arnaud Laporte : Qu’est-ce que la beauté, pour toi ?
Annette Messager : Et bien ça : des chouquettes dans un petit pot. Ce cendrier, là. Parfois, tout me semble beau. Parfois tout me semble horrible, tout. Cela dépend du mental, et de l’humeur aussi.
AL : Très jeune, tu as été sensibilisée à l’art par ton père, architecte de métier, qui peignait, dessinait et aimait t’initier à la peinture, au petit-déjeuner. Associes-tu la beauté aux croissants ?
AM : C’est vrai, l’art s’accompagnait de croissants le matin, et cela m’a fait l’aimer. Et puis, il y avait la mer. Je trouvais ça très beau. Je voyais Dieu dans les dunes. J’étais jeune et très mystique.
AL : Jusqu’à quand ?
AM : Jusqu’à 14 ans. Ensuite, je me suis intéressée aux garçons.
AL : La beauté peut surgir de n’importe où, et cela renvoie aussi à une autre figure importante de ta jeunesse : celle de Jean Dubuffet, et ta lecture Les Fascicules de l’art brut, qu’il avait créés.
AM : J’y ai découvert Augustin Lesage, dont je possède un petit tableau. C’était un mineur tellement enivré par le manque d’air, qu’il percevait des visions. Des voix lui auraient ordonné d’acheter de la peinture, des couleurs dont il ne connaissait même pas les noms : jaune de chrome, etc. Il a tout commandé. Et puis, le marchand s’est trompé. Il lui a livré de très grandes toiles au lieu de petites. Mais Lesage s’est dit « c’est formidable, je ne coupe pas ». Et il a commencé à faire de très grandes choses, dictées par… on ne sait quoi.
« Je reste fascinée par les gens qui n’y connaissent rien et qui dessinent. Juste par envie »
AL : Quel regard portes-tu aujourd’hui sur ce qu’on appelle l’art brut ?
AM : Aujourd’hui, on le dit de tout et de n’importe quoi ! Mais je reste fascinée par les gens qui n’y connaissent rien et qui dessinent. Juste par envie. L’art brut d’autrefois s’improvisait, car il n’y avait rien d’autre à faire que d’écrire des poèmes, dessiner. Mon père, malade et hospitalisé à Berck – c’est pourquoi je suis née là-bas –, était allongé devant la mer, il ne pouvait que dessiner, aucune autre distraction ne s’offrait à lui. Tandis qu’aujourd’hui, on peut s’asseoir devant la télévision, des films, cela ne fait plus beaucoup travailler l’imaginaire.
AL : Autre moment fort de ta jeunesse : ce voyage autour du monde, ce prix que tu avais gagné et qui t’a permis de partir trois mois, avec ta marraine. Quel est le pays synonyme de beauté pour toi ?
AM : Je me souviens de mon premier jardin zen au Japon. Tout le monde déclarait ne rien connaître de plus beau, moi je ne voyais que des cailloux, de toutes petites pierres… Ma culture, c’était les Grecs ! Je ne sais pas si je trouvais ces cailloux très beaux, mais ils m’ont offert une ouverture d’esprit, m’ont sorti de ce que je croyais connaître de la beauté.
AL : Ton regard a-t-il évolué ? Es-tu émue à présent par un jardin zen ?
AM : Oui, car ma culture me le permet. Mais est-ce que ma culture fait partie de moi-même ? Je trouve ça très beau, parce que j’ai accepté d’autres cultures et d’autres visions.
AL : Cela veut dire aussi que notre regard sur le monde, le beau, le laid, évolue en nous, grâce à l’extérieur. Les canons esthétiques changent.
AM : Il évolue, et nous changeons aussi. Donc on ne s’en rend pas compte je crois.
AL : Aux Arts déco, tu pratiquais surtout la peinture. Les commentaires qu’on te faisait : « C’est beau, c’est puissant, c’est viril ! »
AM : Voilà, c’est tout !
AL : Comment as-tu réagi à ces curieux compliments ?
AM : La première fois, je me suis sentie fière, contente. Et puis, j’ai réalisé que cela me renvoyait à des références masculines, puissantes… J’ai composé mon univers à partir des tissus, journaux, magazines que j’avais chez moi. Et pour ne pas me limiter à une identité, je m’en suis donné d’autres : truqueuse, collectionneuse, femme pratique. Mes copains me prévenaient : « Tu n’arriveras jamais à rien, tu ne seras jamais connue parce qu’il faut répéter la même chose, comme Buren, pour qu’on te reconnaisse. » Plus ils insistaient, plus l’envie de faire le contraire grandissait.
AL : Ces collections de photos, de coupures de presse et d’objets vont donner la matière de tes premières expositions. Dubuffet disait qu’il fallait apprendre à regarder les choses plutôt qu’à en chercher de nouvelles. La beauté est là, si on prend la peine de regarder.
AM : La beauté est partout. Quand nous parlons de chouquette…elle peut être minuscule et puis, au contraire, infinie.
AL : Un mouchoir brodé qui passe par toi accède à un autre statut. Mais on n’est pas dans le geste de Duchamp : je prends le mouchoir brodé et je le mets tel quel dans l’espace du musée. C’est plus complexe dans ton cas.
AM : Je n’ai jamais voulu bâtir de grandes choses. Pour garder l’exemple des mouchoirs brodés, c’est l’accumulation qui crée l’effet. J’utilise aussi les mots répétés, et qui à force n’ont plus de sens. Cela devient une incantation, une litanie. Et cela me plaît.
AL : Dans ton atelier, il y a ces mots construits avec des matières très particulières, inattendues. Tu aimes aussi les faire se croiser. J’ai remarqué, par exemple, qu’il y avait « trouble », en fourrure, croisé avec « doute », en filets.
AM : J’utilise beaucoup les filets, des filets sombres, noirs, pour faire des mots ou pour les recouvrir.
AL : Souvent, on a envie de toucher tes œuvres…
AM : Un gardien m’avait raconté qu’un visiteur voulait un jour toucher Mes vœux, une œuvre composée de plus de 250 photos suspendues, ce qui rendait impossible de tout voir. Le visiteur a commencé à tirer sur les fils qui tenaient les photos. Le gardien lui a dit : « Mais monsieur, vous n’avez pas le droit ! » Le visiteur a répondu : « Mais moi, j’ai payé pour tout voir. Alors je veux voir tout. » Donc il voulait voir les choses cachées dessous.
AL : Il avait assez raison, au fond.
AM : Oui, mais il faut cacher aussi. C’est dans la beauté des choses.
AL : Il s’agit de quel type de beauté, la beauté cachée?
AM : Une beauté un peu trouble.
AL : L’apparition de Salomé nue, sans ses sept voiles, n’aurait aucun intérêt. Ce sont les voiles qui font le trouble.
AM : Bien sûr, comme toujours avec ce qui reste un peu caché. J’ai beaucoup travaillé avec des tissus. Car j’ai réalisé que nous ne passons finalement que neuf mois nus dans notre vie, lorsque nous sommes des fœtus. Dès qu’un bébé naît, il se retrouve couvert. Plus tard, même quand on dort nus, on reste entre deux draps. Et à votre mort, on vous habille ! Donc en fait, on n’est presque jamais nus. C’est curieux.
« Nous ne passons finalement que neuf mois nus dans notre vie, lorsque nous sommes des fœtus. […] C’est curieux »
AL : Pour revenir sur les mouchoirs brodés que nous évoquions, tu les as réalisés dans les années 1970, alors qu’un mouvement de libération de la femme important explosait. Des artistes américaines féministes faisaient des choses très vindicatives, des brûlots. Toi, tu travaillais dans la délicatesse.
AM : J’aime rester un peu en dessous. Je fais semblant d’être une fille sage, je brode. Je le faisais dans le métro, et les gens disaient : « Enfin une vraie petite fille qui brode. » Travailler de manière traditionnelle perturbe davantage, dérange plus. J’avais une voisine qui, quelquefois, me brodait des choses pour une de mes éditions. Je lui dictais : « Brodez “Je pense, donc je sue” » et puis je terminais son travail et celui-ci devenait : « Je pense, donc je suce. » Elle n’a jamais su ce qu’elle brodait, sinon elle aurait peut-être arrêté.
AL : Ton activité t’a fait rencontrer nombre d’artistes, mais aussi fréquenter des lieux d’expositions, galeries, musées, etc. As-tu déjà eu le syndrome de Stendhal ? Est-ce que des œuvres t’ont laissée dans une sorte de sidération ?
AM : Oui, lorsque j’ai découvert Bacon. J’ai été extrêmement touchée devant ses humains, souvent un peu assis, un peu bancals, qui s’enchevêtrent d’une manière un peu dégoûtante. On ne comprend pas trop ce qui se passe. Et j’aime ce côté à la fois très simple des personnes, d’une chaise, et étrange, du choix de ces grands cadres dorés.
AL : Comment penses-tu la façon de montrer tes œuvres ?
AM : J’essaie de reconstituer ce que je fais ici dans mon atelier, mais ce n’est pas toujours possible. Il n’y a pas de cadre, parce que si on en met, ça devient des expositions de cadres, et ça m’emmerde. C’est vrai qu’à un moment il faut que ce soit encadré, donc le plus simplement possible. Mais je n’aime pas vraiment.
AL : Tu crois que l’œuvre perd de sa force, de son mystère, une fois encadrée ?
AM : Elle devient autre. Un autre mystère. Elle est préservée, sans doute magnifiée. Elle devient plus importante aussi, mais ce n’est plus l’œuvre elle-même, comme on l’a faite, par terre, accroupie ou pas, avec les chats qui passent, qui marchent dessus. Encadrée, elle est autre. Elle n’est plus à moi.
AL : Dans les autres arts, la littérature, le cinéma, la musique, la question de la beauté a-t-elle un sens pour toi ?
AM : J’aime comprendre la composition d’une phrase. Comment elle se tient dans le parcours du livre ? Oui. Moi je suis à un âge où je relis beaucoup de livres que j’ai aimés.
AL : Tu prends des notes en lisant ?
AM : Je voyage souvent avec mon assistant qui est horrifié quand je commence à déchirer les pages d’un livre, car je sais que je n’aurai pas le temps de finir et qu’un livre, c’est lourd. Pour moi, un livre ne doit pas devenir noble. On peut en faire ce qu’on veut, on peut le triturer, le déchirer, écrire dessus.
AL : Et le cinéma ?
AM : Hitchcock a beaucoup compté. Ses gros plans de baisés, de corps. En fait, j’ai fait les Arts déco, mais je fréquentais aussi assidûment à ce moment-là, la Cinémathèque. Je me souviens du film Sleep, d’Andy Warhol, cet homme qui dort. Il dure cinq heures, et puisque l’on parle de beauté, ce film-là est très beau.
AL : Et la musique ?
AM : Je n’aime pas la choisir, donc j’écoute France Culture ou France Musique. Cela m’évite de chercher et me permet de me sentir proche des milliers de gens qui écoutent la même chose. On est à la fois avec soi-même et avec les autres.
AL : Pour renverser la question initiale : c’est quoi, la laideur ?
AM : Poutine est laid.
Annette Messager
Plasticienne, née le 30 novembre 1943 à Berck, Annette Messager est l’une des artistes françaises le plus exposées.
Pour elle, « être une artiste signifie guérir continuellement ses propres blessures et en même temps les exposer sans cesse ».
Sa nouvelle exposition Laisser aller sera visible du 8 mars au 14 mai à la Galerie Marian Goodman, à Paris.