Le studio d’Isa Myling se niche dans une cabane en bois au milieu d’une forêt de la région côtière de Norrtälje, au nord de Stockholm, en Norvège. Un sanctuaire aux allures de temple dédié au bien-être, avec des cristaux posés sur un autel, des effluves d’encens – de la sauge pour purifier, du millepertuis pour protéger– et des mélanges de tisanes à base de passiflore, de mélisse et de camomille pour détendre le système nerveux avant chaque séance. « Depuis une dizaine d’années, il y a une véritable renaissance moderne autour de l’art du tatouage, une approche plus holistique qui renoue avec les pratiques spirituelles de nos ancêtres, des peuples tribaux et païens, avant leur diabolisation par le christianisme », avance la jeune femme au corps noirci de tatouages. Elle a commencé à s’encrer les bras et les jambes pour recouvrir les traces de ses anciennes scarifications. Elle voulait des motifs qui lui apportent de la joie. « Les tatouages ont ce pouvoir de nous aider à panser les blessures de l’âme et de la chair, à faire la paix avec les parties meurtries ou mal aimées de notre corps et à reprendre confiance, raconte-t-elle. La magie du sang qui s’opère à travers l’incision, une façon de renaître plus fort. » Comme une transformation alchimique.
Un traitement quasi thérapeutique que l’anthropologue américain Lars Krutak avait déjà rapporté en 2013 dans son article « The Power to Cure : A Brief History of Therapeutic Tattooing »(1). « Que ce soit à des fins préventives, curatives ou spirituelles, de nombreux peuples à travers le monde ont eu recours au tatouage médicinal », note-t-il.
Otzi en est le plus ancien témoin à ce jour. Cette momie retrouvée en 1991 dans un glacier du Tyrol affichait encore sur sa dépouille vieille de cinq mille ans des lignes, des cercles et des croix. Au total, une soixantaine de marques gravées sur sa peau, principalement au niveau des articulations, qui, examens radiologiques à l’appui, révèlent des zones de blessure ou d’arthrite importantes.
« Le tatouage est perçu comme étant la part du corps la plus digne d’intérêt »
Apo Whang-Od, 106 ans, vient de faire la couverture de Vogue Philippine. Tatouée de la tête aux pieds. Chez les Kalinga, une tribu du nord des Philippines à laquelle elle appartient, « ces symboles sacrés devaient accroître la beauté des femmes, leur fertilité et, dans certains cas, prévenir le goitre, une carence en iode fréquente dans la région. Tandis qu’ils récompensaient les prouesses guerrières des hommes et leur offraient une protection », précise le spécialiste du tatouage tribal.
« Aujourd’hui, aux côtés des nombreux touristes, beaucoup de Philippins de la diaspora viennent dans notre village de Buscalan pour se faire tatouer selon l’art ancestral du batok », confie Grace Palicas, 27 ans, l’arrière-petite-nièce d’Apo Whang-Od. Il suffit de deux bâtons de bambou, d’une épine de pamplemoussier trempée dans du charbon de bois et d’une maîtrise sans faille pour délivrer la centaine de petits coups par minute qui permettent de sculpter la peau. Initiée à la technique et aux archives des motifs anciens par son illustre aïeule, la jeune femme, mariée à un Français, assure la relève. « C’est une façon d’afficher fièrement leur héritage philippin et de rendre hommage à leurs ancêtres, mais aussi de se consoler du mal du pays », continue-t-elle, comme un remède à la douleur du déracinement.
Reconstruction
« Dessiner des motifs peut aussi être un acte de reconstruction », répète à l’envi Gaëlle Mouster, fondatrice de la Breizh Tattoo Academy. Son école-studio à Lamballe, dans les Côtes-d’Armor, dispense depuis l’année dernière une formation au tatouage thérapeutique. « Une spécialisation destinée aux artistes tatoueurs qui demande une grande qualité d’écoute et d’empathie, explique-t-elle. Certaines personnes arrivent avec de grosses cicatrices à la suite d’opérations, d’accidents ou de brûlures qui les empêchent de revivre pleinement. Pour d’autres, elles sont invisibles, liées à des épreuves comme le deuil d’un proche, qu’elles souhaitent garder dans la peau pour les empêcher de disparaître tout à fait », ajoute cette ancienne ergothérapeute, auteure de Tattoo Thérapie (autoédition), un recueil de témoignages poignants. Dans sa préface, le sociologue et anthropologue David Le Breton rappelle que « le tatouage est aussi une forme de réconciliation, avec l’image d’un corps parfois déprécié, que ce supplément vient en quelque sorte corriger. Le tatouage enveloppe le corps de narcissisme, il est perçu non seulement comme faisant intégralement partie du corps mais aussi comme étant sa part la plus digne d’intérêt. L’image de soi se reconstruit de manière heureuse ». En sublimant sans rien effacer. Au contraire.
A Chicago, l’Américain David Allen est l’un des pionniers à réaliser des tatouages artistiques après une opération du cancer du sein. Ces masectomy tattoos. « Ce n’est pas tant le tatouage lui-même qui est le plus important, explique-t-il, que le fait de reprendre le contrôle sur un corps malmené par la maladie, sur une situation sur laquelle on n’avait pas prise. » Réputé pour ses délicates compositions florales, inspirées du peintre belge Pierre-Joseph Redouté (1759-1840), ses photos de tatouages ont été exposées au MoMA à New York et au Mak, Musée des arts appliqués de Vienne (Autriche). « Certaines femmes veulent cacher leurs cicatrices, d’autres préfèrent les laisser apparaître à travers le dessin. Pour beaucoup d’entre elles, il s’agit de leur premier tatouage. Souvent, elles m’annoncent d’emblée qu’elles ne vont pas avoir mal, la zone autour de la cicatrice étant devenue insensible. Sept fois sur dix, l’aiguille leur donne tort, signe que les terminaisons nerveuses ont repoussé, un constat qu’elles n’auraient pas pu faire autrement. Une douleur accueillie avec une immense joie. »
Photo d’ouverture : Apo Whang-Od, 106 ans, Philippine de la tribu de Kalinga, transmet son art du tatouage thérapeutique. Crédit photo : Isabell Nilsson Wedin.