Patti smith, la voix positive

Musicienne, poétesse, écrivaine, photographe, l’icône américaine des années 1970 a pris l’habitude de monter sur scène pour défendre la cause environnementale et alerter ses fans en musique sur l’urgence d’agir. Portrait d’une rebelle qui refuse de connaître le mot retraite.

Musicienne, poétesse, écrivaine, photographe, l’icône américaine des années 1970 a pris l’habitude de monter sur…

Poue la génération qui a eu 20 ans à la fin des années 1970, celle que l’on désigne aujourd’hui par le sobriquet cinglant de « boomer », cinglant parce qu’il porte en lui le sentiment de quelques irresponsabilités, Patti Smith est plus qu’une chanteuse, elle est une voix. C’est-à-dire une conscience. Une des rares personnalités dans le monde de la pop culture, ou du music business dont le sens de la modernité et la manière de pratiquer la révolte, le soulèvement, allaient de pair avec une intelligence politique et une grande culture livresque. Chez elle, cette passion pour la poétique a presque été à l’origine d’un malentendu : ainsi, lorsqu’on la vit programmée en décembre 2015 à Paris, au Trianon, deux semaines et demie à peine après les attentats du Bataclan, tête d’affiche d’un concert qui se tenait en pleine COP21 et censée tenir tête aux indécisions peut-être de 195 dirigeants de ce monde face au climat et à ses bouleversements, on s’en est d’abord pincé. Tiens, pourquoi elle ? Pourquoi elle, là, aux côtés de Tom Yorke et de Flea ?
« Il ne faut pas regarder ce qui a été détruit, mais ce qui peut être préservé et reconstruit. Il n’est jamais trop tard pour améliorer les choses. L’objectif de ces soirées n’est pas tant de créer des débats – on ressent tous la même chose face aux enjeux climatiques –, mais de mêler des intervenants d’horizons et aux vocabulaires différents », répondait-elle alors en conférence de presse pour annoncer cette série de concerts-débats où intervenaient aussi des militants tels Bill McKibben, le fondateur de l’ONG 350.org, l’altermondialiste canadienne Naomi Klein ou l’écologiste indienne Vandana Shiva. Donc, une Patti Smith verte, positive, dans la demande : que celles et ceux de sa génération entendent enfin les inquiétudes de la jeunesse qui vient et se préoccupent de notre planète qui va crever si nous ne changeons pas d’urgence nos habitudes.
Pour essayer de comprendre comment l’engagement pour l’environnement est devenu le principal souci de Patti Smith, il faut se refaire une idée de son propre parcours intellectuel. Or, ce parcours est tellement imprégné de littérature et de poétique qu’on l’imaginait surtout, notre Patti Smith, recluse quelque part, dans les Catskills, au nord de New York, ou chez nous, à Sète (où elle aime passer beaucoup de temps, paraît-il), à relire Rimbaud, son idole absolue, en poésie comme en insoumission. On l’envisageait loin du monde et de son fracas, jouir des dividendes monumentaux de son roman Just Kids, livre de chevet d’une génération (celle des hipsters, ces jeunes éduques qui ont pris d’assaut toutes les capitales du monde à partir de 2005) qui l’avait remise au premier plan au début des années 2010 (traduit en France en 2018 chez Denoël). Just Kids racontait son arrivée à New York au début des années 1970 avec un petit ami de l’époque, Robert Mapplethorpe. Ce livre-là s’adressait à la génération de sa fille, et il décrivait un monde désormais révolu où les principales préoccupations étaient la liberté d’expression, les libertés sexuelles, le goût de la chose rare et l’exploration des mondes underground.
Aussi, l’imaginait-on attablée face à la mer, écrivant un nouveau livre, et non pas en chanteuse engagée façon Joan Baez. Patti à la COP21, c’est un peu comme imaginer Kate Bush venir pousser la chanson au Salon de l’auto. Il n’y a pourtant rien d’étonnant à sa démarche.
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De gauche à droite : Dans le studio du Soundwalk Collective, à New York – Patti Smith, à Amsterdam, en octobre 1976 – Patti Smith 1. de Franz Gertsch. 1978.
Crédits Photos : Stephan Crasneanscki,, Gijsbert Hanekroot/Redferns/Getty images, , Artothek/La Collection.
L’intelligence et l’engagement marchent souvent ensemble. Mais il est vrai aussi que l’auteur de Because the Night ou Dancing Barefoot avait souvent préféré adopter une position de retrait, notamment dans les années 1980, lorsque les grands rassemblements type Band Aid avaient fini par inventer cette figure, à force lassante ou suspecte, de l’artiste professionnel de la bonne cause, micro au vent pour un oui ou pour un non, ensevelissant une fin de carrière de plus en plus en dents de scie, en se drapant dans une bonne conscience automatique, porte-voix infaillible de la veuve et de l’orphelin. Trop peu pour elle : fidèle à son héritage rock new-yorkais, dur, piqué à la poésie de la rue, l’école Lou Reed, Iggy Pop ou Jim Jarmush, elle préférait se terrer dans sa « chambre verte », comme dirait François Truffaut, cette chapelle « out of the world » où elle brûle un cierge pour ses idoles.
Aujourd’hui, on a l’impression que l’urgence climatique a ravivé sa passion pour la poésie, pour les rebelles, pour ceux qui ne se laissent pas faire. En automne 2022, à Beaubourg, elle l’a démontré une fois encore, puisqu’elle a proposé une série d’événements et une exposition baptisée Evidence en collaboration avec le collectif new-yorkais Soundwalk Collective. Une expo articulée autour de sa fascination pour trois poètes français : Antonin Artaud, Arthur Rimbaud (dont elle a racheté la maison à Roche, dans les Ardennes, construite sur les ruines d’une ferme ayant appartenu à la famille du poète d’Une saison en enfer) et, enfin, René Daumal, auteur en 1952 d’un texte aussi culte qu’inachevé, Le Mont Analogue. Un roman d’aventures « alpines, non euclidiennes », décrivant une expédition vers une montagne rendue invisible par la courbure de l’espace, et dont l’ascension permet d’accéder aux plus hauts secrets spirituels… Ce n’est donc pas une exposition d’alerte écologique, mais on y entend quand même quelque chose comme une cohérence : c’est dans son rapport aux éléments qu’un Daumal touche à la mystique, et Rimbaud n’a-t-il pas quitté le monde occidental pour « vivre la poésie » en Abyssinie ? Et si la maison brûle, toute poésie brûlera avec. Nous sommes tous liés au destin de la planète, il n’y a plus de recul d’esthète, de fuite poétique possible. Il faut agir.
C’est par sa propre fille, Jesse Paris Smith, que l’inquiétude écologique, l’alerte environnementale, lui est venue. « Au-delà de la politique, des religions ou de l’économie, l’environnement est la seule chose sur laquelle on peut tous être d’accord : nous voulons de l’eau propre, nous voulons de l’air propre, nous voulons un environnement sain pour nos enfants », déclarait-elle à Paris en 2015.
Elle dit aussi qu’elle a mis du temps, quinze ans peut-être, à comprendre les mots que lui avait dit le dalaï-lama, lorsqu’elle avait eu la chance de le rencontrer : « Je lui ai demandé, confiait-elle déjà à L’Humanité en 2012, quelle était, selon lui, la cause pour laquelle les jeunes devraient s’engager le plus profondément ? Il m’a aussitôt répondu que ce n’était pas la liberté pour le Tibet ou les Tibétains, c’était l’environnement, la protection de la planète. » 

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A la Brooklyn Public Library de New York, lors d’une performance de musique et de poésie au cours de laquelle sa fille, Jessie Paris Smith, pianiste, est venue la rejoindre.
Crédit photo : Andréa Renault/AFP.

« L’environnement est la seule chose
sur laquelle on peut tous être d’accord »

Patti Smith
Sa propre fille n’avait pas exactement non plus la fibre écologique innée, preuve qu’à la maison, ni Patti ni son regretté mari, le grand Fred Sonic Smith (le guitariste des MC5, l’un des groupes les plus furieux du Detroit de la fin des années 1960) ne pratiquaient la militance green avant les années 2000. C’est lorsque Jesse Paris Smith a eu 15 ans que les choses se sont mises à bouger : elle devait produire un article pour le journal de son école. Et la veille du bouclage, toujours aucun sujet en tête. Elle est descendue en pleine nuit acheter les journaux, histoire de voir s’il n’y avait pas là une idée ou deux à piquer. « Je suis tombée sur un long article qui parlait du réchauffement climatique, de ses menaces, des désastres déjà visibles. J’ai fait des recherches, et le lendemain, je suis allée parler à mon professeur. J’étais furieuse ! Je lui ai demandé pourquoi nous n’étudiions rien de tout cela au collège. » Dix ans plus tard, la fille et la mère se retrouvent derrière Pathway to Paris. Un festival qu’elles ont lancé ensemble en 2015 et qui n’était que la première pierre de ce qui est aujourd’hui une organisation fantastique et organique, réagissant en fonction des grandes dates de rassemblements des militants verts. Un festival pour lequel Patti Smith met au service de la cause son art, son carnet d’adresses, son aura indéfectible : « Nous avons donné des concerts et des conférences à Londres, Paris, New York, Buenos Aires, Montréal… Ainsi que des lectures de poésie au Metropolitan de New York. »
Le 26 avril 2020, dans un monde confiné, Jesse Paris Smith, Patti Smith et la violoncelliste Rebecca Foon organisaient un concert-conférence en live sur le compte Instagram de Pathway to Paris, rassemblant un casting impressionnant : Cat Power, Johnny Depp à la guitare, Jim Jarmush, Ben Harper, Michael Stipe… Puis début juin de cette même année, Patti, sa fille et Rebecca Foon toujours ont organisé avec 350.org un festival virtuel pour la Journée de l’environnement. A Glasgow, le 31  octobre 2021, à l’occasion de la COP26, Pathway to Paris a encore était là où tous les yeux sont braqués, et sur scène, pour un concert splendide qui a marqué toute l’Angleterre. Patti Smith y a fait entendre des morceaux choisis avec soin, pour que le sens de chaque texte prenne, avec les circonstances, une dimension nouvelle : Not Fade Away de  Buddy Holly, sa reprise iconique du Gloria de Van Morrison, l’élégiaque Pissing In a River de son premier album sorti en 1976, Radio Ethiopia. Avant de conclure, comme chaque fois dorénavant, avec ce titre issu de sa propre discographie, le morceau phare qui ouvrait l’album Dream of Life en 1988, et qu’elle avait écrit avec son mari, Fred Sonic Smith ; un titre qui est aujourd’hui en passe de devenir son hymne tardif le plus juste, le plus puissant, le plus nécessaire, le plus demandé face à l’urgence climatique : People Have the Power.
Donnons le pouvoir à Patti, et elle le partagera. On a tellement besoin d’une grande sœur punk qui connaît la valeur des choses !
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De gauche à droite : avant une séance de lecture de poésie le 26 janvier 1972 au centre folk d’Izzy Young à Greenwich Village, New York – En février 2008. Crédits photos : David Gahr/Getty Images, Derek Hudson/Contour by Getty Images.

Photo d’ouverture : au Ritz Carlton Hotel de New York, le 22 novembre 2014. Crédit photo : Jessie Dittmar/Redux-Réa.

Beau Magazine N°8

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