La symphonie du Vivant

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Au cœur de la Bolivie, une association propose aux jeunes de quartiers défavorisés de rejoindre l’orchestre Wayra (vent en quechua).
Ou comment violons et violoncelles, en plus d’adoucir les mœurs,
redonnent confiance à des enfants qui ne s’autorisent pas à rêver.

« Difficile de faire venir un taxi jusque là-bas, la zone n’est pas très sûre », indique Pedro Bustamante. » « Là-bas » n’est pourtant qu’à une trentaine de minutes en voiture du centre de Cochabamba, en direction du sud. Les rues étroites et animées cèdent la place à de vastes étendues arides parsemées de maisons à peine terminées. Pas question d’arriver en retard à la répétition de ce matin pour Pedro Bustamante. Un orchestre pour enfants et adolescents âgés de 8 à 18 ans de quartiers défavorisés de la banlieue de Cochabamba l’attend. C’est lui qui a lancé l’idée en 2019. « La musique est vectrice de grands changements, explique-t-il, c’est un moyen pour eux d’échapper aux difficultés quotidiennes et, pour nous, de leur offrir un avenir meilleur. » Il a à peine le temps de terminer, que le véhicule emprunte un chemin de graviers le long d’un stade de foot abandonné. Il n’y a pas de filets sur les cages, et le rectangle de pelouse souffre de la chaleur écrasante du centre du pays andin. Au bout du chemin, vingt jeunes patientent devant un portail rouillé. « On nous a dit de toujours arriver quinze minutes à l’avance », sourit Alexis, un jeune violoncelliste, en ajustant la housse de son instrument.

“L’art nous a donné un but en nous prouvant que nous étions capables de créer quelque chose de beau”

Raquel Condori, directrice de l’orchestre Wayra

Les musiciens en herbe de l’orchestre Wayra se donnent rendez-vous deux matinées par semaine dans un entrepôt pour y apprendre à lire des partitions, à jouer en groupe et assister à des ateliers de sensibilisation. Car la symphonie ne se contente pas de leur apprendre un instrument ; elle leur offre un espace pour développer leur persévérance, leur confiance en eux. Elle est aussi l’occasion de dépister les jeunes en danger. « Nous voulions montrer qu’une éducation musicale sérieuse renforce discipline et responsabilité, et que les enfants ne vont pas devenir plus mauvais à l’école contrairement à ce que beaucoup croient, ici en Bolivie. »

L’association s’attache aussi à « décentraliser l’art ». Dans la culture bolivienne, la musique classique est peu répandue, tout comme les instruments à cordes frottés. « En périphérie des grandes villes, les jeunes vivent des réalités complètement différentes, et l’art peut les aider à ne pas tomber dans des situations compliquées telles que l’alcoolisme, la drogue, les gangs : avec la musique, ils peuvent s’accrocher à autre chose, rêver. » Pour Brittany Tores, 14 ans, l’apprentissage du violon est devenu plus qu’une activité. « Quand je joue, j’oublie mes soucis. La musique me donne de la force parce que, chez moi, je suis souvent seule », commente l’adolescente, en baissant les yeux.

Derrière le portail, deux chiens dans une grande cour en terre battue sont visiblement ravis de retrouver les apprentis musiciens. La troupe se dirige vers le bâtiment au fond. Un édifice en béton brut qui a longtemps servi de lieu de stockage. Le petit groupe des violons et celui des violoncelles s’organisent, chacun de leur côté. Ils installent les chevalets, sortent leurs archets, et petit à petit les cordes commencent à vibrer. Une faible lumière orange éclaire à peine la salle.

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1. Fidelia Cruz Solis, 10 ans, joue du violoncelle depuis la création de l’orchestre et étudie aujourd’hui dans une école de musique.
2. Devant le chevalet qu’il a improvisé avec une chaise et son étui de violon, un jeune élève répète juste avant le concert de Noël.

« C’EST UN RÊVE »

« Cho-co-la-te, cho-co-la-te », répète la directrice de l’orchestre Raquel Condori pour marquer le rythme. C’est elle qui dirige avec une douce assurance. « C’est un rêve », confie-t-elle, les yeux brillants, alors que les premiers accords s’élèvent. Originaire d’un quartier violent d’El Alto, ville qui surplombe la capitale économique de La Paz, au nord du pays, Raquel Condori a elle aussi découvert la musique grâce à un programme social. Elle dit qu’elle l’a « sauvée ». « Nous étions nombreux à grandir dans ce contexte de pauvreté et de délinquance, mais l’art nous a donné un but en nous prouvant que nous étions capables de créer quelque chose de beau. »

Tout à coup, une première musique s’élève, c’est un chant de Noël : Joy to the world (Joyful, Joyful). Un air symbolique pour ces jeunes dont les visages crispés et les regards mûris par des blessures intérieures trahissent un bonheur difficile. Agatha, 14 ans, pose avec application sur son épaule le violon qu’elle s’est offert. « J’ai toujours voulu faire de la musique, raconte-t-elle, alors j’ai économisé, économisé, parfois j’allais travailler dans la rue avec ma maman et je sautais des repas à l’école. »

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Raquel Condori dirige l’orchestre Wayra depuis 2023.

C’est justement l’heure de l’en-cas offert par la Fondation Estrellas en la Calle (Des étoiles dans la rue), qui soutient financièrement le projet. Pedro assure la distribution : un « refrescante », un verre de soda bien frais, et un petit beignet. « Les enfants ne peuvent pas apprendre l’estomac vide. » Vient ensuite le moment tant attendu : l’audition pour le concert de Noël.

Agatha a hâte, elle a beaucoup révisé. « La musique me détend, elle me permet d’oublier ma tristesse. » L’adolescente vit avec ses parents et sa sœur aînée, qui a eu un bébé, l’année dernière, peu après ses 18 ans. « Parfois, ce qui se passe chez moi me rend triste, confie-t-elle, gênée, le soir, mon père boit, mes parents ont des problèmes d’argent, ils se disputent, ils crient. Ça m’angoisse. »

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Helen Nogales Urquieta, 11 ans, fait partie de l’aventure depuis février 2023..

« Quand je joue, j’oublie mes soucis. La musique me donne de la force… »

Brittany Tores, 14 ans

La musique a aussi des ondes bénéfiques sur Alexis, « Quand j’ai commencé, je ne m’en pensais pas capable, et maintenant, cela m’apaise, le son de mon violoncelle m’aide à ne pas craquer. » L’art leur permet de « lutter contre l’exclusion sociale, les a priori, explique la cheffe d’orchestre. C’est important, ces enfants viennent de contextes où ils sont toujours rabaissés, où on leur répète qu’ils n’ont pas d’argent, pas d’éducation. Ils ne rêvent pas, ils survivent. Leur montrer que, nous, on croit en eux, c’est leur ouvrir une porte. » Et un espace qui leur appartient. Où ils sont en sécurité.

Avec l’appui de l’éducatrice Luz Brujita, l’expérience de l’orchestre va au-delà des leçons de musique. « Ici, en Amérique latine, les enfants grandissent souvent avec la violence sexuelle, physique et familiale. Nous essayons donc de les sensibiliser sur ces problématiques par le biais de la musique. Nous leur enseignons le respect de soi et des autres. » La ponctualité indispensable au collectif, l’écoute des autres pour être en rythme, le soin à apporter à son instrument, à son intégrité, comme un prolongement de leur corps. L’équipe de bénévoles effectue un suivi scolaire rigoureux pour chaque jeune. L’objectif : pouvoir détecter un comportement anormal et intervenir en cas de problème.

« N’oubliez pas d’être là à 9 h 30 la prochaine fois », lance Raquel pendant que les derniers franchissent le portail dans des rires. Helena, contrairement aux autres, n’a qu’un petit pont de rondins à traverser pour rejoindre son domicile. Derrière le petit commerce où sa mère vend des friandises, des confiseries et des sodas, une pièce exiguë sert de chambre et de réserve. Un escalier de brique mène à l’étage, encore en travaux. Les murs nus et les fils électriques apparents rappellent que les fonds manquent. La jeune fille de 11 ans partage cette pièce seule avec sa mère Eulalia Horqueta. Son « père voyage beaucoup. »

« Je suis très fière d’elle, murmure Eulalia pendant que sa fille répète. Ici en Bolivie, on n’écoute pas de musique classique, je n’en avais jamais entendu avant, c’est très beau, et je sens que ça lui apporte beaucoup. Elle a l’air plus sereine et plus confiante. » Pour Pedro, qui a choisi le nom de Wayra pour l’orchestre, le projet est porteur de ce souffle vital. « Wayra signifie vent en quechua, traduit-il, la musique est comme un souffle qui emporte et transforme. Elle est le vent qui amène les enfants vers une vie meilleure. » 

Voir la vidéo du concert de Noël ici

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