
Quand nous sommes partis sur ses traces, c’était encore l’hiver. Sur la route, à bonne vitesse, défilaient de grands ciels laiteux et des squelettes de peupliers, tendus, comme en prière. Il apprécierait peut-être l’image, lui, passé maître dans l’art d’en créer (des images) et que la mystique religieuse ne laisse pas indifférent. Un dessin de squelette fut sa première œuvre vendue, pour 5 livres, à un camarade alors qu’il débarque, en 1959, de son Yorkshire natal au Royal College of Art de Londres, en bleu de chauffe, cheveux noirs coupés court et déjà ses immenses lunettes sur le nez. Des années plus tard, c’est une visite à la Tapisserie de Bayeux – qu’il avait vue une première fois en 1967 –, qui lui fait décider en deux temps trois mouvements de devenir l’heureux propriétaire d’une maison du XVIIe siècle, dominant la vallée, en Pays d’Auge, dans le Calvados.

En janvier, à Beuvron-en-Auge, village au charme certain, avec ses maisons à colombages, ses antiquaires, ses salons de thé, on se demande, sous une pluie battante (et en attendant qu’un car de touristes japonais bénéficie des toilettes du parking), ce qui a pu attirer David Hockney dans la région. Lui, l’artiste de la lumière incandescente de Californie. Celui de A Bigger Splash (1967), de la vie cool de L.A. avec ses canyons ocre, ses jeunes gens bronzés et ses piscines azur. Cette « terre promise », la Californie, qu’il a labourée en hédoniste pendant plusieurs décennies. Difficile d’imaginer une palette plus éloignée : des mares avec des canards, des pommiers dans la prairie. Lui, dit qu’il a choisi la France pour être plus libre qu’aux Etats-Unis de pouvoir fumer.
Loin des mondanités, tranquille au milieu de ses pommiers, il a donc passé ces dernières années en Normandie, région qui l’a beaucoup inspiré. « Quand il y a une lune et un ciel étonnants, je prends mon téléphone et je n’ai rien à faire de plus… » Sa chambre ou le jardin lui servent de poste d’observation.

Huile sur cinquante toiles 457,2 × 1 219,2 cm ensemble © David Hockney Tate, U.K. – Crédit photo : Prudence Cuming Associates
David Hockney n’est pas l’homme d’un paysage, mais d’un regard. Un jour, il a écourté un séjour à Londres, à l’occasion d’un déjeuner avec la reine Elisabeth, pour ne pas rater la floraison des aubépines. « David ausculte, décortique, analyse. Sa soif de voir et de comprendre est palpable », observe Jean Frémon, son galeriste parisien (2), qui le cite : « Quand j’étais dans le Yorkshire, je vivais au bord de la mer. Je n’ai jamais peint la mer, qui ne m’intéresse pas vraiment, mais la campagne, l’arrivée du printemps. J’étais obligé de prendre la voiture pour aller sur le motif. Ici, en Normandie, je suis immergé dedans, les choses que je peins, je les vois, je les regarde à chaque instant. Plus je les regarde, mieux je les connais, mieux je les comprends. J’ai un immense ciel sous les yeux et qui change tout le temps. » A Los Angeles, poursuit-il, il n’avait pas ça : « Le temps y est le même tout au long de l’année, on voit à peine les saisons. »


A droite : David Hockney, «Christopher Isherwood and Don Bachardy», 1968. Acrylique sur toile 212,09 x 303,53 cm © David Hockney – Crédit photo : Fabrice Gibert – Collection particulière
Après l’hiver, le printemps est revenu. Et avec lui, David Hockney, et une exposition à la Fondation Louis Vuitton d’une magnitude jamais égalée sur le papier. Onze salles, plus de 400 œuvres rassemblées dans le navire de verre de l’architecte Frank Gehry donnent la mesure d’un artiste qui fêtera ses 88 ans en juillet et compte parmi les plus importants des XXe et XXIe siècles. Il faut se réjouir que l’artiste ne se fasse pas rare. En 2017, après la Tate de Londres, le Centre Pompidou lui avait consacré une rétrospective majeure. Il y a trois ans, au musée de l’Orangerie, il nous avait donné « A Year in Normandie ». En 2022, il expose « 20 Flowers and Some Bigger Pictures » dans cinq galeries à Londres, Paris, Chicago, Los Angeles et New York. Un ensemble de peintures sur iPad produites en 2020 alors qu’il est confiné dans son atelier et sa maison en Normandie. Une boulimie de couleurs et un appétit insatiable pour l’explosion de la vie. « Le monde a besoin de beauté », aime-t-il à dire.

Huile sur huit toiles 182,9 × 487,7 cm ensemble © David Hockney – Crédit photo : Richard Schmidt
Retour au bercail
David Hockney ne s’est jamais laissé emprisonner dans une condition sociale, un paysage, une technique. Lui, le natif de Bradford, ville industrielle du nord de l’Angleterre, l’élève boursier modeste que rien ne destinait à devenir artiste, sauf peut-être un père original et débrouillard, s’est affirmé en homme libre toujours en mouvement. Un autre de ses paysages intimes : Bridlington, dans le Yorkshire, bourgade endormie de bord de mer, au sud de la station balnéaire de Scarborough. Une maison en brique achetée à l’origine pour sa mère et sa sœur. A la fin des années 1990, se rendant au chevet d’un ami condamné par la maladie (Jonathan Silver, le galeriste de Saltaire, grand soutien de son œuvre), il ouvre les yeux sur la nature de son Yorkshire natal. Cette maison fut le théâtre en 2013 d’une tragédie qui l’a beaucoup affecté : la mort pour avoir bu de l’acide sulfurique après une nuit d’excès de Dominic, 23 ans, son assistant de studio, qui avait posé pour lui (A Bigger Dominic Elliott, 2008). D’après la presse anglaise, il a vendu la maison deux ans plus tard.
Passionné d’optique, il a changé de cadre, de focale bien souvent. Il a aussi toujours regardé la peinture des autres, les Fra Angelico, les Munch, les Van Gogh, les Picasso. Certaines de ses œuvres font parfois écho à des tableaux qui l’intriguent. Et il fait dialoguer d’autres réalisations avec ces maîtres, comme avec Claude le Lorrain, et son Sermon sur la montagne (1656).


A droite : David Hockney, «Portrait of an Artist (Pool with Two Figures)», 1972 Acrylique sur toile 213,36 x 304,8 cm (84 x 120 ensemble) © David Hockney Yageo Foundation Collection, Taiwan
Crédit photo : Art Gallery of New South Wales / Jenni Carter.
Au cours des vingt-cinq dernières années – le cœur de cette exposition à la Fondation Vuitton –, Hockney a démontré son attachement aux techniques traditionnelles, tout en faisant preuve également d’une grande curiosité pour les nouveaux outils de production de l’image (photocopieuse, fax, ordinateur, téléphone), comme l’iPad qu’il utilise dès son apparition en 2010 à la manière d’un carnet de croquis tout en s’emparant de l’image en mouvement. « On pouvait voir le dessin se refaire en appuyant sur une touche. Je ne m’étais jamais vu dessiner auparavant, et la chose a paru fasciner aussi tous ceux à qui je l’ai montrée. La seule expérience antérieure semblable était celle où l’on voyait Picasso dessiner sur du verre pour un film [Le Mystère Picasso, de Henri-Georges Clouzot, 1956]. »
« Une boulimie de couleurs et un appétit insatiable pour l’explosion de la vie. Le monde a besoin de BEAUTÉ»
On l’a vu, Hockney a toujours été intéressé par la représentation des lieux et des personnes de son entourage (parents, amis, collectionneurs). Ainsi du portrait de son père en 1955, de ses parents en 1977, à ceux de la maire du village, du jardinier avec son tracteur, du médecin normand plus récemment. Bien que son corps le trahisse un peu plus chaque jour et l’empêche de prendre plaisir à se joindre à de grandes assemblées, il demeure un esprit vif. Il vit aujourd’hui officiellement outre-Manche. Fin 2024, cela n’a pas échappé à la presse britannique, il s’est en effet déclaré auprès des autorités comme résident en Grande-Bretagne. Est-ce le retour définitif au bercail pour David Hockney, l’artiste en perpétuel mouvement ? C’est en tout cas celui du « printemps qu’ils ne peuvent pas annuler» (3).
(1) « David Hockney 25, “Do remember they can’t cancel the Spring” », exposition du 9 avril au 31 août à la Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma-Gandhi, Paris 16e.
Site web : fondationlouisvuitton.fr
(2) David Hockney en Pays d’Auge, de Jean Frémon, éd. L’Echoppe, 2020. Remerciements à Patrice Cotensin, de la Galerie Lelong.
(3) Traduction d’une partie du sous-titre de l’exposition organisée à la Fondation Louis Vuitton (« Do remember they can’t cancel the Spring »).




