Il y a quelques années, Anne-Sophie Mouraud avait peur de la mer. Elle aimait bien aller à la plage, mais sauter dans l’eau, depuis un bateau, au large, là où une créature pouvait surgir des grands fonds pour vous avaler, cela ne lui semblait pas possible. Aujourd’hui, assise devant un thé au miel dans un café de Saint-Germain-des-Prés, elle repense à cela avec une certaine surprise. Quelquefois, la vie se charge de vous sortir de votre ornière.
« Tout a basculé dans ma vie en 2016, explique-t-elle. En l’espace d’un an, j’ai perdu mes grands-parents, puis mon père, atteint d’un cancer. Cela fut terrible, j’étais complètement perdue, je ne savais plus qui j’étais. » Confrontée brutalement à la fragilité de l’existence, Anne-Sophie Mouraud décide de mettre entre parenthèse son travail dans une société parisienne de conseil en stratégie et de voyager pendant un an. Destination l’Australie et les îles de la région où, vivant de petits boulots, elle découvre la beauté des paysages et l’apaisement que peut apporter la nature. Lors d’une escapade en Polynésie, elle fait son baptême de plongée sous-marine. C’est un choc, de l’ordre de la révélation. « Cela m’a reconnectée. Pour la première fois depuis longtemps, je ne pensais plus ni au passé ni au futur, j’étais dans l’instant présent. » Elle voit ses premiers requins. « J’ai été fascinée par leur majesté, leur splendeur, leur calme. Ce fut une sorte de coup de foudre. »
Durant cette année, elle va également observer les effets de l’action des hommes sur l’environnement : les grandes sécheresses, puis les terribles incendies qui ravagent l’Australie, mais aussi le blanchiment des coraux et la pollution plastique. De retour en France, elle s’engage au sein de l’association Coral Guardian, qui lutte pour la protection des coraux en Espagne et en Indonésie. « Il fallait que je fasse quelque chose de mon expérience. Je voulais protéger ce qui m’avait redonné goût à la vie. » C’est à cette période qu’elle découvre que l’Union européenne est responsable de 45 % des exportations des ailerons de requin vers l’Asie du Sud-Est. « Personne ne le sait, c’est fou, non ? », demande-t-elle en écarquillant ses grands yeux verts et en s’agitant sur sa chaise. Elle rejoint l’initiative citoyenne Stop Finning-Stop the Trade qui milite contre ce massacre. Avec son énergie et celle de centaines d’associations, elle réussit à récolter 1,2 million de signatures pour demander à l’institution européenne d’interdire le commerce d’ailerons de requin.
« Je voudrais que les gens passent de la peur à la fascination »
Si elle s’émerveille que ce grand prédateur accepte placidement l’homme dans son monde, la jeune femme regrette qu’il demeure incompris, affublé d’une image déplorable, véhiculée par des films comme Les Dents de la mer (1) ou En eaux très troubles (2). « Nous nous sentons menacés par lui, alors que c’est nous qui le menaçons. » Chaque heure, 11 000 à 30 000 requins sont tués dans le monde, ce qui représente 100 millions d’individus par année. Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN), plus de 30 % des espèces de requins sont aujourd’hui en voie de disparition ou menacées d’extinction. « Il faudrait que l’on prenne conscience que le requin est indispensable à la préservation des écosystèmes, et que nous pouvons cohabiter avec lui. » Elle raconte, toujours éblouie, ses plus belles rencontres au Mexique : un requin-baleine de 12 m en Basse-Californie ou des requins-bouledogues, qui sont réputés dangereux et avec qui elle rêvait de plonger.
Bouleversée par la découverte des fonds marins, Anne-Sophie quitte définitivement son travail en 2022 pour se consacrer à son combat de préservation du vivant et à son autre passion, l’apnée. Elle se rend à Bruxelles pour défendre Stop Finning-Stop the Trade. Elle trimballe une boîte pleine d’ailerons d’espèces protégées qu’elle a récupérée en Allemagne à la suite d’une saisie des douanes. Elle les montre à tous ses interlocuteurs. Mais il n’est pas facile de se confronter aux lobbys de la pêche industrielle. Et voir ces ailerons qui finissent par pourrir dans son sac lui brise le cœur. Alors pour maintenir le sujet visible et toucher le grand public, elle monte une expédition avec des influenceurs et des activistes à la rencontre du requin à peau bleue au nord de l’Espagne.
Elle crée une association Coexistence Crew, dont le but est de sensibiliser au sort des squales, de changer le regard posé sur eux mais aussi de transmettre l’émotion d’une rencontre. « Je voudrais que les gens passent de la peur à la fascination. J’espère transmettre quelque chose de positif. » Elle veut aussi insuffler une part de beau et de douceur dans la lutte. Alors, toujours passionnée, en mouvement, elle a réalisé un court-métrage qui retrace l’expédition. Car Anne-Sophie Mouraud n’a peur de rien, sauf d’une chose : ne pas vivre pleinement sa vie. Elle s’apprête d’ailleurs à partir en Dominique le lendemain, pour un mois de pratique de l’apnée. Elle espère atteindre les 50 m de profondeur. Sous l’eau, elle se sent extraordinairement apaisée, calme, en prise avec elle-même. Elle va passer son diplôme d’instructrice. Attentionnée, elle propose même à son interlocutrice de l’initier. « On fait un travail intéressant sur la respiration, cela peut servir au quotidien. C’est une formidable activité pour lâcher prise. » La jeune femme sourit. Grâce à l’apnée, elle a pu se reconnecter avec son corps, mais aussi avec son intériorité, et s’interroger sur ses valeurs. « Ce qui est important pour moi, c’est la bienveillance, la tolérance, l’optimisme et la positivité. » Elle croit aussi au collectif. « Ensemble, on peut changer les choses. »
Il y a quelques mois, elle a lancé une nouvelle pétition, ouverte au monde entier cette fois, une lettre ouverte adressée aux membres du Parlement européen leur demandant d’interdire le commerce d’ailerons. Rien n’arrête la jeune femme qui ne se laisse pas gagner par le découragement, et a déjà bon nombre de projets en tête pour sensibiliser à la préservation des squales. « Je veux leur rendre tout ce qu’ils m’ont donné, dit-elle avec fougue. Il faut les sauver pour sauver les océans, et nous sauver nous-mêmes. »
(1) De Steven Spielberg, 1975.
(2) De Ben Wheatley, août 2023.